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Monsieur le chanoine
DECHEVERRY
Par une coïncidence
assez frappante, les deux prêtres qui avaient été les auxiliaires, les
commensaux, les amis de Mgr Landriot et les exécuteurs de ses dernières
volontés, viennent de se suivre, à moins de trois mois de distance, dans
la tombe. Le lundi de Pâques dernier, M. le chanoine Decheverry
présidait les obsèques de son cher collègue M. Butot, et voici que
lui-même, aujourd’hui, l'a rejoint dans l'éternité, enlevé par une mort
que la force de sa constitution ne faisait guère soupçonner si
prochaine.
La tâche de faire
revivre la physionomie du regretté M. Decheverry nous échoit, par la
volonté du Chapitre qui nous l'a confiée, mais avant de l’entreprendre,
nous devons remercier les personnes amies du défunt dont les notes
intimes nous ont été très précieuses pour ce modeste travail, et en
particulier M. le chanoine Savineau, grand pénitencier du Chapitre de La
Rochelle.
Marie Alfred
Decheverry était né à Poitiers, le 17 septembre 1828. Son père, alors
percepteur des contributions directes à Cirè-d'Aunis (Charente-Inférieure),
se montra, jusqu'au terme de sa carrière, le type de ces employés
laborieux, modestes, d'une probité et d'une régularité exemplaires dans
l'accomplissement de leurs délicates fonctions, qui sont l’honneur de
nos administrations publiques. Son fils l'entoura toujours d’une
affection aussi tendre que dévouée, et c'est de lui, sans doute, qu'il
les ardeurs de patriotisme, l'énergie, la franchise, la droiture, traits
distinctifs de son caractère. Mme Decheverry cachait sous les
apparences d'une grande simplicité une foi très vive, une piété profonde
qui laissèrent dans l'âme de son enfant une empreinte ineffaçable. Il
aimait plus tard à rappeler la charité de sa mère pour les pauvres et le
dévouement avec lequel elle pansait les plaies des infirmes. L'abbé
Decheverry ne parlait jamais d'elle qu'avec le sentiment du respect le
plus profond et l’accent d'une gratitude émue ; il ne manquait pas,
chaque année, d’accomplir sur sa tombe le pèlerinage de la piété
filiale.
À dix ans, Alfred
fut placé en pension chez un vertueux instituteur de La Rochelle, M.
Monsel : l'écolier répondit aux bons soins de cet excellent maître et
sut, par son heureux caractère, se faire aimer de ses condisciples dont
l'amitié a survécu, chez plusieurs, aux années et à la réparation. Un
petit billet soigneusement conservé dans son bureau nous a révélé, après
sa mort, les résolutions du jour de sa première communion : il s'y
proposait devant Dieu d’être moins turbulent, de réciter tous les jours
sa prière à la Sainte Vierge et de s'approcher souvent des Sacrements.
Vers sa dix-septième
année, Alfred Decheverry entra dans une importante maison de commerce de
La Rochelle qui, pendant prés de dix ans, devait le compter au nombre de
ses employés les plus sérieux et les plus zélés.
Il aimait à
raconter, dans la suite, comment il avait un jour abandonné son magasin
pour prendre le fusil du garde national et s'enrôler parmi les
volontaires rochelais qui allèrent défendre la cause de l'ordre dans la
capitale menacée par la révolution, lors de l'insurrection de 1848.
Déjà il était engagé
dans les rangs d'une milice d'allure plus pacifique, celle des Confrères
de Saint Vincent de Paul, vers lesquels l'attirait naturellement sa
charité pour toutes les misères et dont il ne tarda pas à devenir le
président.
Aux approches de sa
vingt-quatrième année, ce jeune homme, demeuré laborieux, de mœurs
irréprochables, d'une piété édifiante, se crut appelé à suivre la voie
commune, et il s'unit par les liens du mariage à une compagne digne de
lui : le bonheur du foyer commun dura trois années seulement, puis Dieu
rappela à lui la douce épouse qu'Alfred Decheverry s'était choisie et
qui s'associait généreusement à toutes ses bonnes œuvres. Celui-ci, sous
le coup d'une aussi douloureuse épreuve, comprit qu'une vie nouvelle,
aux horizons plus vastes, s'ouvrait devant lui : au lieu des espérances
de bonheur familial, sitôt brisées, le sacerdoce avec ses devoirs, ses
responsabilités et ses gloires apparut soudain à ses yeux
;
ses amis savent qu'il n'était pas de ceux qui refusent de comprendre les
mystérieux appels d’en-Haut, rien ne devait lui coûter pour y répondre.
À vingt-sept ans,
abandonnant sa situation, il rentra dans la pension Monsel pour y
trouver la facilité, tout en faisant la classe lui-même aux petits
enfants, de s'initier à la connaissance de la langue de l'Église, sans
laquelle les études ecclésiastiques restaient inabordables à sa bonne
volonté.
Après quelques
années d'efforts, que son âge déjà avancé pour un écolier rendaient plus
pénibles, il fut en mesure d'être admis au grand Séminaire. Là, il se
soumit courageusement à toutes les exigences de la règle, dont le joug
paraissait bien léger à sa ferveur et à son énergie. Il était d'ailleurs
encouragé et soutenu par les conseils paternels du supérieur de la
maison, le bon M. Flagel, que, plus tard, il retrouvera à Saint-Walfroy,
dont la mémoire est restée bénie dans tout notre diocèse, et pour lequel
il professa toujours un véritable culte.
Le 30 mai 1863,
l'abbé Decheverry recevait l'ordination sacerdotale des mains de Mgr
Landriot ; le lendemain, il célébrait sa première messe en l'église de
sa première communion, Saint-Jean de La Rochelle, et le même jour, son
évêque, éclairé sur ses qualités par M. Flagel, lui offrait les
fonctions de secrétaire particulier en même temps que, pour donner un
aliment à son zèle, il le nommait aumônier des Petites-Sœurs des
Pauvres.
Lorsque les
circonstances l'eurent éloigné des bons vieillards qui avaient été les
premiers objets de sa sollicitude sacerdotale, il aimait à revenir les
visiter chaque année, à l'époque des vacances, et alors, en souvenir du
pays qui était devenu le sien, il leur offrait un verre de champagne
accompagné de biscuits de Reims.
Le 28 mai 1866, M.
Decheverry était nommé secrétaire général de l'évêché de La Rochelle, et
le jour de la Saint-Jean-Baptiste, patron de Mgr Landriot, le prélat qui
appréciait de plus, en plus sa vertu et son attachement sincère à sa
personne, lui conférait le camail de chanoine honoraire.
L'année suivante,
l'évêque de La Rochelle devenait l'archevêque de Reims, et, pour se
consoler de quitter un diocèse qu'il aimait, où il était lui-même vénéré
et chéri, Mgr Landriot demanda à deux de ses collaborateurs les dévoués
de l'accompagner .là où la Providence: voulait le conduire : l'abbé
Chartier et l'abbé Decheverry firent donc le sacrifice de ces chers
liens qui rattachent l'homme au pays de ses pères, à la société de ses
parents et de ses amis d'enfance, aux souvenirs de sa jeunesse et aux
horizons aimés de la terre natale, et, par affection pour leur évêque,
ils devinrent nôtres.
Trop peu d'années,
l’abbé Chartier, vicaire général de Reims, put faire bénéficier le
diocèse de ses talents : il mourut prématurément, à Rome, le 24 février
1870.
L’abbé Decheverry
devait partager jusqu'à son terme la vie du nouvel archevêque de Reims :
secrétaire général dés son arrivée dans notre ville, il fut, le 24
décembre 1869, pourvu d'une stalle de chanoine titulaire et cumula dès
lors, avec une exactitude exemplaire, les fonctions administratives avec
les devoirs du canonicat.
L’année suivante, il
était aux côtés de l'archevêque frémissant de douleur patriotique quand
l'ennemi insolent prenait possession du palais archiépiscopal, des
anciens appartements des rois de France, et il fut témoin de cette scène
d'une grandeur tragique où le pasteur du diocèse demanda compte au
gouverneur allemand de la mort d'un de ses prêtres, l’abbé
Miroy, fusillé pendant une armistice.
C’est d'après les
souvenirs personnels de M. Decheverry que Mgr Lacroix, aujourd'hui
évêque de Tarentaise, a publié le récit de cet événement, reproduit ici
même en 1898.
Le secrétaire de Mgr
Landriot continua ses fonctions auprès de lui avec la même fidélité
jusqu'à la mort prématurée du prélat, et, si nous ne nous trompons, ce
fut lui qui porta à La Rochelle le cœur que l'archevêque avait légué à
son premier diocèse. La reconnaissance parlait par les lèvres de l'abbé
Decheverry aussitôt que le nom de Mgr Landriot venait à être prononcé
dans une conversation, et c’était chose touchante de l’entendre
exprimer, avec l'enthousiasme le plus sincère, les sentiments
d’affection filiale et d’admiration sans bornes dont son âme débordait
pour le Pontife qu'il avait si loyalement servi.
Cependant, en venant
à Reims, une inquiétude était née dans le cœur aimant de M. Decheverry.
Lui qui, au début de son sacerdoce n'avait ambitionné qu'une humble cure
de campagne, aurait-il ici, du moins, des malheureux, des pauvres, des
orphelins dont il pourrait spécialement s’occuper comme il le faisait à
La Rochelle ? Mgr Landriot s’était empressé de le rassurer à cet égard :
plus encore que la cité qu'il quittait, la nôtre devait lui offrir des
misères de tout genre à soulager et à consoler.
Rue de Pouilly, sous
la garde maternelle des Sœurs de l'Espérance, de la Sainte-Famille de
Bordeaux, établies là depuis 1836, un troupeau de jeunes orphelines se
pressait, trop à l'étroit, entre les vieux murs de l’asile qui les
préservaient de l'isolement et des dangers de la rue : l'aumônier, le
chanoine Prioux, était mort quelque temps auparavant, sa succession fut
offerte au nouveau secrétaire de Monseigneur qui l'accepta avec
empressement. Bientôt, par son affection et le soin qu’il prit de leurs
intérêts religieux et matériels, il fut réellement le père des enfants
que la Providence lui confiait ; sa sollicitude pour elles lui inspire
le désir de leur procurer une demeure plus spacieuse, il chercha et sut
trouver de précieux concours en faveur de cette œuvre, et, grâce à lui,
le bel Orphelinat Saint-Joseph, qui aujourd'hui ne contient pas moins de
cent vingt jeunes filles, put s'élever sur un vaste emplacement dans le
quartier de Saint-Thomas. C'est à bon droit qu'on lui attribua le titre
de protecteur de la maison, où ses fréquentes visites étaient toujours
accueillies avec une joie nouvelle, car il ne cessa jamais d'en être la
providence visible.
Dans le but de
permettre aux anciennes élèves de se retremper dans les exercices de
piété, et aussi de revoir leurs chères maîtresses et de retrouver leurs
compagnes d'enfance, une congrégation fut fondée rue de Pouilly ;
bientôt de jeunes ouvrières, venues d'autres maisons, furent heureuses
d'y être admises, attirées surtout par le charme des fêtes de
l'association, toujours présidées d'une manière si édifiante par le
directeur qui en était l'âme, M. Decheverry.
Le bon prêtre
suivait dans la vie celles qu'il avait vu grandir sous ses yeux, il
continuait à les soutenir par ses bons conseils, ses lettres, ses
visites; à l'occasion, il se faisait une joie de bénir leur mariage, de
baptiser leurs enfants et d'assister à la prise d'habit et à la
profession des privilégiées qu'une vocation plus haute appelait à la vie
religieuse.
Mais ce n'est pas
seulement aux besoins des âmes de ses orphelines que se bornait le
ministère du chanoine : chaque matin, dès six heures, il arrivait à sa
chapelle de l'Espérance, et aussitôt il se mettait à la disposition des
personnes qui lui avaient confié la direction de leur âme. Nous avons
sous les yeux les témoignages émus du bien qu'il faisait ainsi, au
confessionnal, et de la reconnaissance de ses pénitents, après vingt et
trente ans écoulés ; il y aurait là bien des choses à publier à
l'honneur du prêtre qui sut inspirer de si délicats sentiments, mais
l'espace nous fait défaut et nous sommes obligé d'abréger.
Outre ses fonctions
d'aumônier et ses obligations de chanoine titulaire, M, Decheverry était
encore supérieur des
Petites-Sœurs des Pauvres, membre du bureau diocésain des œuvres,
directeur de l’Œuvre des Campagnes et de l’Œuvre des Tabernacles, et,
chaque vendredi, il ne manquait pas d'aller faire une lecture pieuse aux
membres de cette dernière association ; à toutes, il apportait le plus
actif concours, sans jamais compter le temps et la peine qu'elles lui
coûtaient.
Il pratiquait encore
un apostolat d'un autre genre : sa parfaite éducation, ses manières
pleines de distinction et de noblesse le faisaient accueillir avec
empressement par bon nombre de familles chrétiennes, heureuses de le
recevoir dans leur intimité ; c'était pour lui l'occasion de glisser un
bon conseil, de signaler une œuvre intéressante à soutenir, une bonne
volonté à encourager, une misère à soulager. Aimable, particulièrement
avec les enfants, courtois, bienveillant envers tous, chrétiens ou
indifférents, il se souvenait toujours et partout de son caractère, et
nul, en sa présence, n'eût été tenté de l'oublier.
Ceux qui voyaient le
dignitaire ecclésiastique aux allures de gentilhomme, souriant et plein
d'aisance dans un salon, ne se doutaient guère, des rigueurs de ses
pénitences, ni de l'austérité du régime auquel, chez lui, il se
soumettait. Prolongeant ses veilles très tard dans la nuit, il ne
prenait que quelques heures de repos, sur un lit de camp formé de
sangles croisées supportant un unique et très mince matelas. Il ne
faisait qu'un repas par jour, on lui apportait tout préparé, car il
n’avait pas de domestique ; le soir, il se contentait d'une frugale
collation.
Prêtre d'une foi
profonde, d'un amour ardent pour la sainte Eucharistie, jamais il ne
prêchait sans dire un mot de l'adorable mystère, et quand avait lieu
l'adoration nocturne dans sa chapelle, il passait la nuit entière devant
le Saint-Sacrement, à genoux, immobile, sans un mouvement de gène ou de
fatigue, et il n'interrompait sa veillée de prières que pour prononcer
l'amende honorable ou adresser quelques paroles à l'assistance. Alors,
nous a-t-on raconté, on aurait dit qu'il voyait Dieu.
Pendant prés de
quarante ans, l'abbé Decheverry travailla ainsi, en actif ouvrier du
Seigneur, sans qu'aucun accident vint un instant ralentir son zèle ; sa
santé ne laissait rien à désirer, ses forces semblaient défier la
fatigue. Cette prolongation des privilèges de la jeunesse devait
cependant lui être fatale ; il négligea de prendre les précautions
auxquelles sont astreints les vieillards, un rhume, dont il était
atteint depuis plusieurs semaines, dégénéra en bronchite, il consentit
enfin à l'application d'un vésicatoire, qu'il garda quelques heures de
la nuit, mais le lendemain il voulut se lever et aller dire sa messe :
c'était le jour de l'Ascension, l’anniversaire de la fête où trente-cinq
ans auparavant, il avait commencé son service d'aumônier à l'Espérance.
Avec beaucoup de peine, il put achever le Saint-Sacrifice ; de retour à
la sacristie il eut une faiblesse, on le reconduisit chez lui en voiture
et il ne devait plus se relever.
Malgré les soins les
plus dévoués de son médecin et des sœurs de l’Espérance le bon chanoine
fut rapidement vaincu parle mal : avec une piété admirable il se prépara
à la mort, ses nuits sans sommeil paraissaient bien longues à un homme
d'un tempérament jusque-là si robuste, mais une parole de son
confesseur, M. le Supérieur du grand Séminaire, suffisait pour lui
rendre la patience quand elle allait s'échapper, et pour arrêter toute
plainte sur ses lèvres. « Surtout, n'allez pas faire croire que je suis
un saint, et n'empêchez pas qu'on prie pour moi », dit-il un jour à la
religieuse qui le veillait.
Pendant six
semaines, l'abbé Decheverry souffrit avec d'autant plus de mérite que
jamais son corps n'avait été soumis à l'épreuve de la maladie. Sentant
sa fin prochaine il voulait recevoir les sacrements, selon l'usage, en
présence de ses confrères du Chapitre, et il avait fixé lui-même au
vendredi 13 juin la date de cette cérémonie, mais la veille au soir, une
crise survint, il fit appeler M. l'Archiprêtre, se confessa de nouveau,
reçut la sainte communion et l'Extrême-Onction dans les sentiments de la
foi la plus ardente, il parut jouir ensuite d'un grand calme toute la
journée suivante, et le samedi, à trois heures du matin, il expira.
Aux obsèques, qui
eurent lieu le mardi suivant, Son Éminence donna l’absoute et un long
cortège d'ecclésiastiques, de religieuses, d'orphelines, d’hommes du
monde conduisit jusqu’au caveau des chanoines de Reims l’homme de Dieu
qui fut l'ami, le confident et le conseiller de tant d'âmes et qui a
laissé en elles, nous en avons la preuve, des traces si profondes de son
esprit surnaturel, de son action sacerdotale, avec des souvenirs si
reconnaissants de son dévouement et de sa bonté.
Abbé A.
Frézet
Il songea même un instant à se retirer complètement du monde et
à entrer chez les Chartreux ; il n'abandonna ce projet que sur
les instances de sa mère, qu'il possédait encore.
Bulletin du diocèse de Reims. 1902, p. 304.
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