AD PERPETUAM REI MEMORIAM

Marie Alfred DECHEVERRY
1829-1902

 

Monsieur le chanoine DECHEVERRY

Par une coïncidence assez frappante, les deux prêtres qui avaient été les auxiliaires, les commensaux, les amis de Mgr Landriot et les exécuteurs de ses dernières volontés, viennent de se suivre, à moins de trois mois de distance, dans la tombe. Le lundi de Pâques dernier, M. le chanoine Decheverry présidait les obsèques de son cher collègue M. Butot, et voici que lui-même, aujourd’hui, l'a rejoint dans l'éternité, enlevé par une mort que la force de sa constitution ne faisait guère soupçonner si prochaine.

La tâche de faire revivre la physionomie du regretté M. Decheverry nous échoit, par la volonté du Chapitre qui nous l'a confiée, mais avant de l’entreprendre, nous devons remercier les personnes amies du défunt dont les notes intimes nous ont été très précieuses pour ce modeste travail, et en particulier M. le chanoine Savineau, grand pénitencier du Chapitre de La Rochelle.

Marie Alfred Decheverry était né à Poitiers, le 17 septembre 1828. Son père, alors percepteur des contributions directes à Cirè-d'Aunis (Charente-Inférieure), se montra, jusqu'au terme de sa carrière, le type de ces employés laborieux, modestes, d'une probité et d'une régularité exemplaires dans l'accomplissement de leurs délicates fonctions, qui sont l’honneur de nos administrations publiques. Son fils l'entoura toujours d’une affection aussi tendre que dévouée, et c'est de lui, sans doute, qu'il les ardeurs de patriotisme, l'énergie, la franchise, la droiture, traits distinctifs de son caractère. Mme Decheverry cachait sous les apparences d'une grande simplicité une foi très vive, une piété profonde qui laissèrent dans l'âme de son enfant une empreinte ineffaçable. Il aimait plus tard à rappeler la charité de sa mère pour les pauvres et le dévouement avec lequel elle pansait les plaies des infirmes. L'abbé Decheverry ne parlait jamais d'elle qu'avec le sentiment du respect le plus profond et l’accent d'une gratitude émue ; il ne manquait pas, chaque année, d’accomplir sur sa tombe le pèlerinage de la piété filiale.

À dix ans, Alfred fut placé en pension chez un vertueux instituteur de La Rochelle, M. Monsel : l'écolier répondit aux bons soins de cet excellent maître et sut, par son heureux caractère, se faire aimer de ses condisciples dont l'amitié a survécu, chez plusieurs, aux années et à la réparation. Un petit billet soigneusement conservé dans son bureau nous a révélé, après sa mort, les résolutions du jour de sa première communion : il s'y proposait devant Dieu d’être moins turbulent, de réciter tous les jours sa prière à la Sainte Vierge et de s'approcher souvent des Sacrements.

Vers sa dix-septième année, Alfred Decheverry entra dans une importante maison de commerce de La Rochelle qui, pendant prés de dix ans, devait le compter au nombre de ses employés les plus sérieux et les plus zélés.

Il aimait à raconter, dans la suite, comment il avait un jour abandonné son magasin pour prendre le fusil du garde national et s'enrôler parmi les volontaires rochelais qui allèrent défendre la cause de l'ordre dans la capitale menacée par la révolution, lors de l'insurrection de 1848.

Déjà il était engagé dans les rangs d'une milice d'allure plus pacifique, celle des Confrères de Saint Vincent de Paul, vers lesquels l'attirait naturellement sa charité pour toutes les misères et dont il ne tarda pas à devenir le président.

Aux approches de sa vingt-quatrième année, ce jeune homme, demeuré laborieux, de mœurs irréprochables, d'une piété édifiante, se crut appelé à suivre la voie commune, et il s'unit par les liens du mariage à une compagne digne de lui : le bonheur du foyer commun dura trois années seulement, puis Dieu rappela à lui la douce épouse qu'Alfred Decheverry s'était choisie et qui s'associait généreusement à toutes ses bonnes œuvres. Celui-ci, sous le coup d'une aussi douloureuse épreuve, comprit qu'une vie nouvelle, aux horizons plus vastes, s'ouvrait devant lui : au lieu des espérances de bonheur familial, sitôt brisées, le sacerdoce avec ses devoirs, ses responsabilités et ses gloires apparut soudain à ses yeux [1]; ses amis savent qu'il n'était pas de ceux qui refusent de comprendre les mystérieux appels d’en-Haut, rien ne devait lui coûter pour y répondre.

À vingt-sept ans, abandonnant sa situation, il rentra dans la pension Monsel pour y trouver la facilité, tout en faisant la classe lui-même aux petits enfants, de s'initier à la connaissance de la langue de l'Église, sans laquelle les études ecclésiastiques restaient inabordables à sa bonne volonté.

Après quelques années d'efforts, que son âge déjà avancé pour un écolier rendaient plus pénibles, il fut en mesure d'être admis au grand Séminaire. Là, il se soumit courageusement à toutes les exigences de la règle, dont le joug paraissait bien léger à sa ferveur et à son énergie. Il était d'ailleurs encouragé et soutenu par les conseils paternels du supérieur de la maison, le bon M. Flagel, que, plus tard, il retrouvera à Saint-Walfroy, dont la mémoire est restée bénie dans tout notre diocèse, et pour lequel il professa toujours un véritable culte.

Le 30 mai 1863, l'abbé Decheverry recevait l'ordination sacerdotale des mains de Mgr Landriot ; le lendemain, il célébrait sa première messe en l'église de sa première communion, Saint-Jean de La Rochelle, et le même jour, son évêque, éclairé sur ses qualités par M. Flagel, lui offrait les fonctions de secrétaire particulier en même temps que, pour donner un aliment à son zèle, il le nommait aumônier des Petites-Sœurs des Pauvres.

Lorsque les circonstances l'eurent éloigné des bons vieillards qui avaient été les premiers objets de sa sollicitude sacerdotale, il aimait à revenir les visiter chaque année, à l'époque des vacances, et alors, en souvenir du pays qui était devenu le sien, il leur offrait un verre de champagne accompagné de biscuits de Reims.

Le 28 mai 1866, M. Decheverry était nommé secrétaire général de l'évêché de La Rochelle, et le jour de la Saint-Jean-Baptiste, patron de Mgr Landriot, le prélat qui appréciait de plus, en plus sa vertu et son attachement sincère à sa personne, lui conférait le camail de chanoine honoraire.

L'année suivante, l'évêque de La Rochelle devenait l'archevêque de Reims, et, pour se consoler de quitter un diocèse qu'il aimait, où il était lui-même vénéré et chéri, Mgr Landriot demanda à deux de ses collaborateurs les dévoués de l'accompagner .là où la Providence: voulait le conduire : l'abbé Chartier et l'abbé Decheverry firent donc le sacrifice de ces chers liens qui rattachent l'homme au pays de ses pères, à la société de ses parents et de ses amis d'enfance, aux souvenirs de sa jeunesse et aux horizons aimés de la terre natale, et, par affection pour leur évêque, ils devinrent nôtres.

Trop peu d'années, l’abbé Chartier, vicaire général de Reims, put faire bénéficier le diocèse de ses talents : il mourut prématurément, à Rome, le 24 février 1870.

L’abbé Decheverry devait partager jusqu'à son terme la vie du nouvel archevêque de Reims : secrétaire général dés son arrivée dans notre ville, il fut, le 24 décembre 1869, pourvu d'une stalle de chanoine titulaire et cumula dès lors, avec une exactitude exemplaire, les fonctions administratives avec les devoirs du canonicat.

L’année suivante, il était aux côtés de l'archevêque frémissant de douleur patriotique quand l'ennemi insolent prenait possession du palais archiépiscopal, des anciens appartements des rois de France, et il fut témoin de cette scène d'une grandeur tragique où le pasteur du diocèse demanda compte au gouverneur allemand de la mort d'un de ses prêtres, l’abbé Miroy, fusillé pendant une armistice.

C’est d'après les souvenirs personnels de M. Decheverry que Mgr Lacroix, aujourd'hui évêque de Tarentaise, a publié le récit de cet événement, reproduit ici même en 1898.

Le secrétaire de Mgr Landriot continua ses fonctions auprès de lui avec la même fidélité jusqu'à la mort prématurée du prélat, et, si nous ne nous trompons, ce fut lui qui porta à La Rochelle le cœur que l'archevêque avait légué à son premier diocèse. La reconnaissance parlait par les lèvres de l'abbé Decheverry aussitôt que le nom de Mgr Landriot venait à être prononcé dans une conversation, et c’était chose touchante de l’entendre exprimer, avec l'enthousiasme le plus sincère, les sentiments d’affection filiale et d’admiration sans bornes dont son âme débordait pour le Pontife qu'il avait si loyalement servi.

Cependant, en venant à Reims, une inquiétude était née dans le cœur aimant de M. Decheverry. Lui qui, au début de son sacerdoce n'avait ambitionné qu'une humble cure de campagne, aurait-il ici, du moins, des malheureux, des pauvres, des orphelins dont il pourrait spécialement s’occuper comme il le faisait à La Rochelle ? Mgr Landriot s’était empressé de le rassurer à cet égard : plus encore que la cité qu'il quittait, la nôtre devait lui offrir des misères de tout genre à soulager et à consoler.

Rue de Pouilly, sous la garde maternelle des Sœurs de l'Espérance, de la Sainte-Famille de Bordeaux, établies là depuis 1836, un troupeau de jeunes orphelines se pressait, trop à l'étroit, entre les vieux murs de l’asile qui les préservaient de l'isolement et des dangers de la rue : l'aumônier, le chanoine Prioux, était mort quelque temps auparavant, sa succession fut offerte au nouveau secrétaire de Monseigneur qui l'accepta avec empressement. Bientôt, par son affection et le soin qu’il prit de leurs intérêts religieux et matériels, il fut réellement le père des enfants que la Providence lui confiait ; sa sollicitude pour elles lui inspire le désir de leur procurer une demeure plus spacieuse, il chercha et sut trouver de précieux concours en faveur de cette œuvre, et, grâce à lui, le bel Orphelinat Saint-Joseph, qui aujourd'hui ne contient pas moins de cent vingt jeunes filles, put s'élever sur un vaste emplacement dans le quartier de Saint-Thomas. C'est à bon droit qu'on lui attribua le titre de protecteur de la maison, où ses fréquentes visites étaient toujours accueillies avec une joie nouvelle, car il ne cessa jamais d'en être la providence visible.

Dans le but de permettre aux anciennes élèves de se retremper dans les exercices de piété, et aussi de revoir leurs chères maîtresses et de retrouver leurs compagnes d'enfance, une congrégation fut fondée rue de Pouilly ; bientôt de jeunes ouvrières, venues d'autres maisons, furent heureuses d'y être admises, attirées surtout par le charme des fêtes de l'association, toujours présidées d'une manière si édifiante par le directeur qui en était l'âme, M. Decheverry.

Le bon prêtre suivait dans la vie celles qu'il avait vu grandir sous ses yeux, il continuait à les soutenir par ses bons conseils, ses lettres, ses visites; à l'occasion, il se faisait une joie de bénir leur mariage, de baptiser leurs enfants et d'assister à la prise d'habit et à la profession des privilégiées qu'une vocation plus haute appelait à la vie religieuse.

Mais ce n'est pas seulement aux besoins des âmes de ses orphelines que se bornait le ministère du chanoine : chaque matin, dès six heures, il arrivait à sa chapelle de l'Espérance, et aussitôt il se mettait à la disposition des personnes qui lui avaient confié la direction de leur âme. Nous avons sous les yeux les témoignages émus du bien qu'il faisait ainsi, au confessionnal, et de la reconnaissance de ses pénitents, après vingt et trente ans écoulés ; il y aurait là bien des choses à publier à l'honneur du prêtre qui sut inspirer de si délicats sentiments, mais l'espace nous fait défaut et nous sommes obligé d'abréger.

Outre ses fonctions d'aumônier et ses obligations de chanoine titulaire, M, Decheverry était encore supérieur des Petites-Sœurs des Pauvres, membre du bureau diocésain des œuvres, directeur de l’Œuvre des Campagnes et de l’Œuvre des Tabernacles, et, chaque vendredi, il ne manquait pas d'aller faire une lecture pieuse aux membres de cette dernière association ; à toutes, il apportait le plus actif concours, sans jamais compter le temps et la peine qu'elles lui coûtaient.

Il pratiquait encore un apostolat d'un autre genre : sa parfaite éducation, ses manières pleines de distinction et de noblesse le faisaient accueillir avec empressement par bon nombre de familles chrétiennes, heureuses de le recevoir dans leur intimité ; c'était pour lui l'occasion de glisser un bon conseil, de signaler une œuvre intéressante à soutenir, une bonne volonté à encourager, une misère à soulager. Aimable, particulièrement avec les enfants, courtois, bienveillant envers tous, chrétiens ou indifférents, il se souvenait toujours et partout de son caractère, et nul, en sa présence, n'eût été tenté de l'oublier.

Ceux qui voyaient le dignitaire ecclésiastique aux allures de gentilhomme, souriant et plein d'aisance dans un salon, ne se doutaient guère, des rigueurs de ses pénitences, ni de l'austérité du régime auquel, chez lui, il se soumettait. Prolongeant ses veilles très tard dans la nuit, il ne prenait que quelques heures de repos, sur un lit de camp formé de sangles croisées supportant un unique et très mince matelas. Il ne faisait qu'un repas par jour, on lui apportait tout préparé, car il n’avait pas de domestique ; le soir, il se contentait d'une frugale collation.

Prêtre d'une foi profonde, d'un amour ardent pour la sainte Eucharistie, jamais il ne prêchait sans dire un mot de l'adorable mystère, et quand avait lieu l'adoration nocturne dans sa chapelle, il passait la nuit entière devant le Saint-Sacrement, à genoux, immobile, sans un mouvement de gène ou de fatigue, et il n'interrompait sa veillée de prières que pour prononcer l'amende honorable ou adresser quelques paroles à l'assistance. Alors, nous a-t-on raconté, on aurait dit qu'il voyait Dieu.

Pendant prés de quarante ans, l'abbé Decheverry travailla ainsi, en actif ouvrier du Seigneur, sans qu'aucun accident vint un instant ralentir son zèle ; sa santé ne laissait rien à désirer, ses forces semblaient défier la fatigue. Cette prolongation des privilèges de la jeunesse devait cependant lui être fatale ; il négligea de prendre les précautions auxquelles sont astreints les vieillards, un rhume, dont il était atteint depuis plusieurs semaines, dégénéra en bronchite, il consentit enfin à l'application d'un vésicatoire, qu'il garda quelques heures de la nuit, mais le lendemain il voulut se lever et aller dire sa messe : c'était le jour de l'Ascension, l’anniversaire de la fête où trente-cinq ans auparavant, il avait commencé son service d'aumônier à l'Espérance. Avec beaucoup de peine, il put achever le Saint-Sacrifice ; de retour à la sacristie il eut une faiblesse, on le reconduisit chez lui en voiture et il ne devait plus se relever.

Malgré les soins les plus dévoués de son médecin et des sœurs de l’Espérance le bon chanoine fut rapidement vaincu parle mal : avec une piété admirable il se prépara à la mort, ses nuits sans sommeil paraissaient bien longues à un homme d'un tempérament jusque-là si robuste, mais une parole de son confesseur, M. le Supérieur du grand Séminaire, suffisait pour lui rendre la patience quand elle allait s'échapper, et pour arrêter toute plainte sur ses lèvres. « Surtout, n'allez pas faire croire que je suis un saint, et n'empêchez pas qu'on prie pour moi », dit-il un jour à la religieuse qui le veillait.

Pendant six semaines, l'abbé Decheverry souffrit avec d'autant plus de mérite que jamais son corps n'avait été soumis à l'épreuve de la maladie. Sentant sa fin prochaine il voulait recevoir les sacrements, selon l'usage, en présence de ses confrères du Chapitre, et il avait fixé lui-même au vendredi 13 juin la date de cette cérémonie, mais la veille au soir, une crise survint, il fit appeler M. l'Archiprêtre, se confessa de nouveau, reçut la sainte communion et l'Extrême-Onction dans les sentiments de la foi la plus ardente, il parut jouir ensuite d'un grand calme toute la journée suivante, et le samedi, à trois heures du matin, il expira.

Aux obsèques, qui eurent lieu le mardi suivant, Son Éminence donna l’absoute et un long cortège d'ecclésiastiques, de religieuses, d'orphelines, d’hommes du monde conduisit jusqu’au caveau des chanoines de Reims l’homme de Dieu qui fut l'ami, le confident et le conseiller de tant d'âmes et qui a laissé en elles, nous en avons la preuve, des traces si profondes de son esprit surnaturel, de son action sacerdotale, avec des souvenirs si reconnaissants de son dévouement et de sa bonté.[2]

Abbé A. Frézet


[1] Il songea même un instant à se retirer complètement du monde et à entrer chez les Chartreux ; il n'abandonna ce projet que sur les instances de sa mère, qu'il possédait encore.

[2] Bulletin du diocèse de Reims. 1902, p. 304.

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