AD PERPETUAM REI MEMORIAM

MARTYRE DE SAINT NICAISE
ÉVÊQUE DE REIMS
LE 14 DÉCEMBRE DE L'ANNÉE 407

 

I

Les Églises du nord de la Gaule, quoique parvenues assez tard à une existence officielle, s'étaient bien vite dédommagées. « Chaque jour qui s'écoulait, dit M. Kurth, marquait un progrès pour les chrétientés de la Gaule du nord. Bientôt elle fut à même de payer sa dette aux Églises du midi. C'est un enfant de Toul, saint Honorat, qui alla fonder, en 405, cet illustre monastère de Lérins, foyer de la vie monastique en Gaule et pépinière de l'épiscopat gaulois. C'est un fils de Trèves, Salvien, qui brilla au premier rang des écrivains ecclésiastiques du cinquième siècle, et dont la pathétique éloquence n'a pas vieilli pour l'histoire. C'est à Trèves encore, dans la société du saint prêtre Banosus, que se développa la vocation religieuse de saint Jérôme ; et si on se rappelle que cette ville a eu pour professeur Lattante et pour élève Ambroise, on trouvera que l'Église de Belgique n'a pas été inutile à l'Église universelle.

On ne comprendrait pas bien le grand rôle réservé à cette Église dans l'histoire de la jeunesse du monde moderne, si à l'étude de sa vie intime on n'ajoutait celle de ses organismes essentiels. Comme l'Église universelle elle-même, l'Église des Gaules alors était une fédération de diocèses reliés entre eux par la communion, par les assemblées conciliaires et par l'obéissance à l'autorité du Souverain Pontife. En dehors de ce triple et puissant élément d'unité, toute son activité et toute sa vie résidaient dans les groupes diocésains. Chaque diocèse était comme une monarchie locale dont l'évêque était le chef religieux et tendait à devenir le chef temporel. Chef religieux, il était la source de l'autorité, le gardien de la discipline, le dispensateur des sacrements, l'administrateur de la charité, le protecteur né de tout ce qui était pauvre, faible, souffrant ou abandonné. Chacune de ces attributions concentrait dans ses mains une somme proportionnée d'autorité et d'influence. L'État lui-même avait reconnu et affermi cette influence en accordant à l'épiscopat les deux grands privilèges qui lui garantissaient l'indépendance : je veux dire l'exemption des charges publiques et la juridiction autonome. Les constitutions lui accordaient même une part d'intervention dans la juridiction séculière, chaque fois qu'une cause touchait particulièrement à la morale ou au domaine religieux. La confiance du peuple allait plus loin. N'ayant plus foi dans les institutions civiles, ils s'habituèrent à confier la défense de tous leurs intérêts aux autorités ecclésiastiques. Ils ne se préoccupèrent pas de faire le départ du spirituel et du temporel : ils donnèrent tous les pouvoirs à qui rendait tous les services. Sans l'avoir cherché, en vertu de sa seule mission religieuse et grâce à l'affaiblissement de l'État, les évêques se trouvèrent chargés du gouvernement de leur côté, c'est-à-dire de leurs diocèses Gouverneurs sans mandat officiel, il est vrai, mais d'autant plus obéis que tout ce qui avait un caractère officiel inspirait plus de défiance et d'aversion, ils furent, en Gaule surtout, les bons génies du monde agonisant. Ils fermèrent les plaies que l'État ouvrait ; ils firent des prodiges de dévouement et de charité. Les évêques, dit un historien protestant parlant de la Gaule pratiquèrent alors la bienfaisance dans des proportions que le monde n'a peut-être jamais revues » [1].

Telle était la situation lorsque éclata la catastrophe de 406. Ce fut un coup terrible pour les chrétientés de la Gaule septentrionale. Nous ne savons que peu de chose de ces jours pleins de troubles et de terreurs, où l'histoire même se taisait, comme écrasée par l'immensité des souffrances qu'il eût fallu enregistrer. Même les quelques souvenirs qu'en ont gardés les peuples ont été brouillés et, confondus avec celui de l'invasion hunnique, arrivée un demi-siècle plus tard. Un seul des épisodes consignés par l'hagiographie peut être rapporté avec certitude aux désastres de 406 ; il s'agit de la mort du vénérable pontife de Reims, saint Nicaise, égorgé par les Vandales au milieu de son troupeau qu'il n'avait pas voulu abandonner [2].

II

LE MARTYRE DE SAINT NICAISE

Que les combats fameux du bienheureux Nicaise, évêque de Reims et martyr du Christ, dont nous célébrons le triomphe, et de sa sainte sœur Eutropie, dont nous admirons l'intrépidité et la pudeur, nous soient propices en ce jour où nous attendons joyeux les consolations que leurs prières et leurs mérites nous obtiendront. Tandis qu'ils luttaient encore sur cette terre au service du Christ, ils la remplirent des heureux exemples de leur sainteté.

Élevés maintenant sur les sièges célestes, le souvenir de c qu'ils furent nous instruit encore, et ils protègent certainement par leurs prières continuelles ceux qui s'efforcent attentivement d'atteindre la perfection, les sauvegardant des dangers présents, passés et futurs. La bienheureuse vierge Entropie suivait infatigable et sans faiblir son très saint frère qu'elle imitait et aidait, afin d'en recevoir la protection pour sa chasteté, et afin que, débarrassée des souillures de l'esprit, elle servît Dieu en toute la pureté et intégrité d'un corps défendu contre les plaisirs de la chair. Tous deux rendaient les hommages assidus de leur piété jusqu'au moment où éclatèrent les jours menaçants des persécutions.

Nicaise, le véritable serviteur de Dieu, cultivait avec vigueur le champ qui lui avait été confié et, se conformant au précepte de l'Apôtre, il prodiguait à temps et à contretemps, par l'effusion de la parole de Dieu, les semailles qu'il avait le devoir de répandre.

Mais, comme le dit la parole divine, telle partie tombe sur la route, telle autre sur les pierres et les terrains arides, telle dans les épines, telle enfin dans une terre préparée, et celle-ci rend une moisson abondante. Ainsi parmi les hommes il y a un grand nombre d'appelés, mais peu d'élus ; il s'en trouva plusieurs qui suivirent le Christ en sa compagnie et, remplis du Saint-Esprit, se préparèrent au martyre. Qu'est-ce donc qui a provoqué la colère divine à cet écrasement des Gaules qu'une révélation lui avait fait connaître avant qu'elle arrivât ? C'est alors qu il condamnait une richesse d'origine infâme, proclamant dans son angoisse la future destruction de la province amenée par l'excès du plaisir et la paresse de l'impuissance, lamentable maladie de l'âme, ou par la convoitise de l'avarice, passions qui enchaînent misérablement le coeur humain. L'évêque exhortait donc ses ouailles dont la conscience coupable l'inquiétait, prêt à mourir pour tous afin de détourner de tous la colère de Dieu ; il suppliait, l'esprit contrit et le coeur humilié, l'invincible clémence céleste afin que le glaive des hommes ne pénétrât pas jusqu'aux âmes, mais pour que, sauvés par la pénitence et la prière continuelle et la conscience renouvelée, ils reçussent le plein pardon, grâce à l'ineffable grandeur de la miséricorde divine.

Sous le règne des Césars païens qui persécutèrent les chrétiens depuis le temps des apôtres jusqu'à l'époque de Constantin, l'esprit malin s'efforça par les mille ruses de l'hérésie d'atteindre le dogme de la sainte Trinité et la foi chrétienne ; il ne cessera pas d'agir de même jusqu'à la fin des temps, trompant les fidèles par d'apparents rapprochements

ment soucieux de tout perdre, de faire souffrir, de rompre et de réduire à néant l'unité de l'Église qui est dans le Christ. Après le baptême de Constantin et la fin de la persécution atroce commencée par son prédécesseur Dioclétien, la sainte Église de Dieu commença à retrouver peu à peu la paix ; à la faveur d'un repos bien désiré, elle s'étendit, s'enrichit et s'accrut de disciples et d'honneurs. Malheureusement l'Église de Gaule se laissa abuser par ces biens et, à l'instigation du démon, se livra au plaisir et à la bonne chère ; bientôt on ne rougit plus de délaisser la religion, de mettre en oubli les préceptes divins, de provoquer des scandales, des scissions, et d'offenser Dieu.

Et voilà que soudain, parmi tant de dissipations, s'émut la fureur de nations intraitables. La cohue des Vandales, vengeresse de l'offense faite à Dieu, se lance sur plusieurs provinces. Ces bandes, détruisant les villes de fond en comble, tuant tout le monde sans distinction, ne semblaient rechercher autre chose que de répandre le sang humain. Dans cette bourrasque, la Gaule se trouvait avoir de très illustres serviteurs de Dieu, saint Nicaise de Reims et saint Aignan d'Orléans, que leurs miracles et les dons qui les ornaient avaient fait connaître à tous. Ils avaient lutté longtemps par leurs prodiges et leurs prières à écarter la colère de Dieu, s'efforçant à éteindre les hérésies et l'immoralité et à ramener les peuples au Roi-Dieu par la pénitence, et de détourner de leurs peuples une pareille persécution. Ils poussaient leurs fidèles par leurs prédications et par tout ce qu'ils tentaient à revenir à la pénitence, à la patience et au martyre, afin que ceux qu'une funeste prospérité avait conduits au péché trouvassent dans l'adversité non le jugement de condamnation, mais la grâce du pardon et l'occasion du salut. L'armée des Vandales vint donc camper sous les murs de Reims; presque tout le monde s'était enfui; ils ne songeaient cependant qu'à tuer ceux qui ne partageaient pas leur croyance.

Le dernier jour de ce pillage, comme les Vandales cherchaient de tous côtés et menaçaient gravement la ville, les citoyens terrifiés vinrent trouver Nicaise, qui priait à genoux, le suppliant de les consoler et de dire ce qu'ils avaient à faire de mieux, ou se livrer en esclavage aux barbares, ou combattre jusqu'à la mort pour sauver la ville. Entendant cela, Nicaise, à qui une révélation avait faut connaître le sort réservé à la ville, répondit : « Il faut combattre pour le salut, non par les armes, niais par les mœurs, non avec la confiance de la force, mais avec le soutien de ses vertus, non pas tant avec le corps qu'avec l'esprit. Nous savons que cette indignation a été amenée par le juste jugement de Dieu, aussi le seul conseil de salut que l'on puisse donner serait de s'humilier sous le châtiment divin, sans violence, comme des enfants de péché, mais avec patience, comme des enfants de prière, afin que nous puissions être appelés à bon droit et que nous soyons réellement enfants de Dieu. Acceptons ce péril en esprit d'expiation, offrons-nous pour obtenir le pardon et ne pas tomber pour nos péchés dans la peine éternelle, ainsi les misères présentes seront moins un tourment qu'un remède. En ce qui me concerne, je suis prêt, comme doit l'être le pasteur, à donner ma vie pour mes brebis, à mépriser la vie présente afin que vous receviez la vie éternelle qui a été promise. Prions donc instamment pour nos ennemis, sollicitons leur salut, demandons qu'ils se repentent de leurs crimes, afin que nous les voyions aimer et servir la vérité avec la même passion qu'ils ont apportée dans l'impiété. »

Nicaise et sa soeur Entropie excitaient ainsi le peuple à affronter le martyre, et ils s'offraient eux-mêmes vaillamment, remettant à Dieu le soin de leur victoire. Ce fut sur ces entrefaites que l'invasion des barbares commença. Nicaise, rempli de la force de l'Esprit-Saint, accompagné d'Entropie, accourut sur le portail de la basilique de la Sainte Vierge — qu'il avait bâtie lui-même pour son église cathédrale, car jadis la chaire épiscopale se trouvait dans l'église des Saints-Apôtres, — et ils entonnèrent des psaumes et des cantiques.

Dès qu'il vit les gens armés qui approchaient, il commanda le silence d'un geste de la main et dit : « O armes victorieuses, et plût à Dieu que ce fût pour le Christ, ô force exécutive des volontés divines, pourquoi, contrairement à la nature de la condition humaine, changez-vous votre victoire en rage ? Le droit des vainqueurs était jadis ainsi résumé : Épargner les humbles, combattre les puissants. Voici donc une foule de chrétiens humbles et pieux, prosternés devant son Dieu en votre présence, qui attend, obéissante jusqu'à la mort, la rémission de ses péchés dans le lieu même où elle fut régénérée. Tandis que le temps est favorable et que durent encore les jours de salut, faites vous-mêmes pénitence pour vos péchés, reconnaissant le vrai Dieu dont vous satisfaites à l'indignation en corrigeant les fils de sa miséricorde, qui chaque jour perdent la vie à cause de vous, de peur que sa colère qui vaut à ses fils la correction pour le salut, ne soit pour vous le paiement dans la damnation éternelle. Si vous rejetez la vérité, et que vous tuez mes brebis, prenez-moi à leur place, offrez à la majesté divine le sacrifice de mon corps, afin que le pasteur mérite d'être trouvé digne de la récompense céleste, ainsi que ses brebis.

Là-dessus Nicaise se prosterna avec sa soeur et chanta d'une voix forte : « Mon âme a été comme attachée à la terre ». Un violent coup d'épée trancha dans son gosier le verset commencé, mais ses lèvres achevèrent de murmurer : « Seigneur, vivifie-moi selon ta parole ».

Sainte Eutropie, voyant autour d'elle la fureur s'adoucir et redoutant que sa beauté ne la destinât aux plaisirs des païens, sauta sur l'assassin en criant : « Hélas ! méchant tyran, tu as fait mourir de tes mains indignes un grand serviteur de Dieu et tu me réserves pour abuser de moi. Le jugement de Dieu te damnera pour t'en punir. » Et pour le provoquer, elle bondit, lui arracha les paupières et les yeux, et à l'instant même elle fut percée par des épées, qu'elle préférait aux attouchements des païens. Son sang se répandit et elle recueillit avec son frère la palme du martyre.

Les païens, furieux de l'audace et de la constance de la vierge et confondus du châtiment soudain de l'assassin de Nicaise, changeant l'indulgence qui les avait poussés à l'épargner, lui firent subir d'odieux outrages.

Le meurtre fini, les habitants massacrés, une terreur subite envahit les persécuteurs. Comme si les armées célestes étaient venues venger un crime si atroce, on entendit un bruit insolite et énorme dans l'église ; l'ennemi affolé perdit son arrogance ; ce fut un sauve-qui-peut général dans les montagnes, sur les routes ; il abandonna son butin et on ne le revit plus.

La ville demeura longtemps déserte, les chrétiens ayant fui dans la montagne par crainte des barbares ; mais les corps des martyrs étaient gardés par les anges ; la nuit, on voyait de très loin leur céleste lueur et beaucoup de gens les entendirent chanter. Cependant les habitants, réconfortés par des révélations divines, revinrent dans la ville ensevelir les corps des saints martyrs dont l'odeur exquise les guidait. Mêlant la joie aux larmes et chantant des hymnes lugubres, ils enterrèrent les martyrs avec respect dans des lieux consacrés à cet effet autour de la ville. Et tout ceci arriva afin que la force sacerdotale invincible, éprouvée durement, fût glorifiée et la négligence criminelle du peuple reçût son juste traitement, et expiée par l'effusion du sang, fût effacée.

Les corps de Nicaise et d'Entropie furent inhumés dans le cimetière de Saint-Agricola, sur la route qui est à l'est de la ville, dans le temple fameux construit jadis par le préfet Jovinus, afin que l'on vît le dessein providentiel qui avait voulu que ce temple tirât son lustre non de sa destination première, mais de la sainteté de ses hôtes. Ces corps s'y trouvent et ils sont glorifiés par de nombreux miracles.

Les gens de Reims possèdent là deux gages perpétuels d'intercession en leur faveur... Assurés par ces prières, souhaitons donc d'arriver aux joies désirables dont les bienheureux jouissent sans fin dans le Christ. Amen [3].


[1] HAUCK Kirchengeschichte Deutschland, A. I, p. 79

[2] Bibliographie : FLODOARDUS, Historia Remensis Ecclesiae, I, 6-7. (P. L. t. CXXXV, col. 36-43). — G. WAITZ, dans les Monuments Germaniae Script, t. XIII, p. 417-420. — Sunius, Vitae Sanctorum, t. XII (1616), p. 265-266. — Analecta bollandiana, t. V (1886), p. 341-42; t. I (1881), p. 609-13, et t. II (1882), p. 156-157 — Bibliotheca hagiographies latina (1901), fasc, V, p. 885. — CERF, Saint Nicaise est-il martyrisé en 407 par les Vandales, ou en 451 par les Huns ? (Reims, 1873, in-8°), 38 pp. H. FLEURY, Saint Nicaise et son Église dans Chroniq. de Champagne (1838), t. IV, p. 1-14. — G. KURTH, Clovis (Paris, 1901, in-8°), p. 151-153, que je cite dans la notice.

[3] LES MARTYRS ; tome 3 : Julien l’Apostat, Sapor, Genséric ; Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu'au XXe siècle, traduites et publiées par le R. P. Dom H. LECLERCQ, Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough. 1921.

                    AUTRE TEXTE: Vie et martyre de Saint Nicaise

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