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I
Les Églises du nord
de la Gaule, quoique parvenues assez tard à une existence officielle,
s'étaient bien vite dédommagées. « Chaque jour qui s'écoulait,
dit M. Kurth, marquait un
progrès pour les
chrétientés
de la Gaule du nord. Bientôt elle fut à même de payer sa dette aux
Églises du midi. C'est un enfant de Toul, saint Honorat, qui alla
fonder, en 405, cet illustre monastère de Lérins, foyer de la vie
monastique en Gaule et pépinière de l'épiscopat gaulois. C'est un fils
de Trèves, Salvien, qui brilla au premier rang des écrivains
ecclésiastiques du cinquième siècle, et dont la pathétique éloquence n'a
pas vieilli pour l'histoire. C'est à Trèves encore, dans la société du
saint prêtre Banosus, que se développa la vocation religieuse de saint
Jérôme ; et si on se rappelle que cette ville a eu pour professeur
Lattante et pour élève Ambroise, on trouvera que l'Église de Belgique
n'a pas été inutile à l'Église universelle.
On ne comprendrait
pas bien le grand rôle réservé à cette Église dans l'histoire de la
jeunesse du monde moderne, si à l'étude de sa vie intime on n'ajoutait
celle de ses organismes essentiels. Comme l'Église universelle
elle-même, l'Église des Gaules alors était une fédération de diocèses
reliés entre eux par la communion, par les assemblées conciliaires et
par l'obéissance à l'autorité du Souverain Pontife. En dehors de ce
triple et puissant élément d'unité, toute son activité et toute sa vie
résidaient dans les groupes diocésains. Chaque diocèse était comme une
monarchie locale dont l'évêque était le chef religieux et tendait à
devenir le chef temporel. Chef religieux, il était la source de
l'autorité, le gardien de la discipline, le dispensateur des sacrements,
l'administrateur de la charité, le protecteur né de tout ce qui était
pauvre, faible, souffrant ou abandonné. Chacune de ces attributions
concentrait dans ses mains une somme proportionnée d'autorité et
d'influence. L'État lui-même avait reconnu et affermi cette influence en
accordant à l'épiscopat les deux grands privilèges qui lui
garantissaient l'indépendance : je veux dire l'exemption des charges
publiques et la juridiction autonome. Les constitutions lui accordaient
même une part d'intervention dans la juridiction séculière, chaque fois
qu'une cause touchait particulièrement à la morale ou au domaine
religieux. La confiance du peuple allait plus loin. N'ayant plus foi
dans les institutions civiles, ils s'habituèrent à confier la défense de
tous leurs intérêts aux autorités ecclésiastiques. Ils ne se
préoccupèrent pas de faire le départ du spirituel et du temporel : ils
donnèrent tous les pouvoirs à qui rendait tous les services. Sans
l'avoir cherché, en vertu de sa seule mission religieuse et grâce à
l'affaiblissement de l'État, les évêques se trouvèrent chargés du
gouvernement de leur côté, c'est-à-dire de leurs diocèses Gouverneurs
sans mandat officiel, il est vrai, mais d'autant plus obéis que tout ce
qui avait un caractère officiel inspirait plus de défiance et
d'aversion, ils furent, en Gaule surtout, les bons génies du monde
agonisant. Ils fermèrent les plaies que l'État ouvrait ; ils firent des
prodiges de dévouement et de charité. Les évêques, dit un historien
protestant parlant de la Gaule pratiquèrent alors la bienfaisance dans
des proportions que le monde n'a peut-être jamais revues »
.
Telle était la
situation lorsque éclata la catastrophe de 406. Ce fut un coup terrible
pour les chrétientés de la Gaule septentrionale. Nous ne savons que peu
de chose de ces jours pleins de troubles et de terreurs, où l'histoire
même se taisait, comme écrasée par l'immensité des souffrances qu'il eût
fallu enregistrer. Même les quelques souvenirs qu'en ont gardés les
peuples ont été brouillés et, confondus avec celui de l'invasion
hunnique, arrivée un demi-siècle plus tard. Un seul des épisodes
consignés par l'hagiographie peut être rapporté avec certitude aux
désastres de 406 ; il s'agit de la mort du vénérable pontife de Reims,
saint Nicaise, égorgé par les Vandales au milieu de son troupeau qu'il
n'avait pas voulu abandonner
.
II
Que les combats fameux du
bienheureux Nicaise, évêque de Reims et martyr du Christ, dont nous
célébrons le triomphe, et de sa sainte sœur Eutropie, dont nous admirons
l'intrépidité et la pudeur, nous soient propices en ce jour où nous
attendons joyeux les consolations que leurs prières et leurs mérites
nous obtiendront. Tandis qu'ils luttaient encore sur cette terre au
service du Christ, ils la remplirent des heureux exemples de leur
sainteté.
Élevés maintenant sur les
sièges célestes, le souvenir de c qu'ils furent nous instruit encore, et
ils protègent certainement par leurs prières continuelles ceux qui
s'efforcent attentivement d'atteindre la perfection, les sauvegardant
des dangers présents, passés et futurs. La bienheureuse vierge Entropie
suivait infatigable et sans faiblir son très saint frère qu'elle imitait
et aidait, afin d'en recevoir la protection pour sa chasteté, et afin
que, débarrassée des souillures de l'esprit, elle servît Dieu en toute
la pureté et intégrité d'un corps défendu contre les plaisirs de la
chair. Tous deux rendaient les hommages assidus de leur piété jusqu'au
moment où éclatèrent les jours menaçants des persécutions.
Nicaise, le véritable
serviteur de Dieu, cultivait avec vigueur le champ qui lui avait été
confié et, se conformant au précepte de l'Apôtre, il prodiguait à temps
et à contretemps, par l'effusion de la parole de Dieu, les semailles
qu'il avait le devoir de répandre.
Mais, comme le dit la
parole divine, telle partie tombe sur la route, telle autre sur les
pierres et les terrains arides, telle dans les épines, telle enfin dans
une terre préparée, et celle-ci rend une moisson abondante. Ainsi parmi
les hommes il y a un grand nombre d'appelés, mais peu d'élus ; il s'en
trouva plusieurs qui suivirent le Christ en sa compagnie et, remplis du
Saint-Esprit, se préparèrent au martyre. Qu'est-ce donc qui a provoqué
la colère divine à cet écrasement des Gaules qu'une révélation lui avait
fait connaître avant qu'elle arrivât ? C'est alors qu il condamnait une
richesse d'origine infâme, proclamant dans son angoisse la future
destruction de la province amenée par l'excès du plaisir et la paresse
de l'impuissance, lamentable maladie de l'âme, ou par la convoitise de
l'avarice, passions qui enchaînent misérablement le coeur humain.
L'évêque exhortait donc ses ouailles dont la conscience coupable
l'inquiétait, prêt à mourir pour tous afin de détourner de tous la
colère de Dieu ; il suppliait, l'esprit contrit et le coeur humilié,
l'invincible clémence céleste afin que le glaive des hommes ne pénétrât
pas jusqu'aux âmes, mais pour que, sauvés par la pénitence et la prière
continuelle et la conscience renouvelée, ils reçussent le plein pardon,
grâce à l'ineffable grandeur de la miséricorde divine.
Sous le règne des Césars
païens qui persécutèrent les chrétiens depuis le temps des apôtres
jusqu'à l'époque de Constantin, l'esprit malin s'efforça par les mille
ruses de l'hérésie d'atteindre le dogme de la sainte Trinité et la foi
chrétienne ; il ne cessera pas d'agir de même jusqu'à la fin des temps,
trompant les fidèles par d'apparents rapprochements
ment soucieux de tout
perdre, de faire souffrir, de rompre et de réduire à néant l'unité de
l'Église qui est dans le Christ. Après le baptême de Constantin et la
fin de la persécution atroce commencée par son prédécesseur Dioclétien,
la sainte Église de Dieu commença à retrouver peu à peu la paix ; à la
faveur d'un repos bien désiré, elle s'étendit, s'enrichit et s'accrut de
disciples et d'honneurs. Malheureusement l'Église de Gaule se laissa
abuser par ces biens et, à l'instigation du démon, se livra au plaisir
et à la bonne chère ; bientôt on ne rougit plus de délaisser la
religion, de mettre en oubli les préceptes divins, de provoquer des
scandales, des scissions, et d'offenser Dieu.
Et voilà que soudain, parmi
tant de dissipations, s'émut la fureur de nations intraitables. La cohue
des Vandales, vengeresse de l'offense faite à Dieu, se lance sur
plusieurs provinces. Ces bandes, détruisant les villes de fond en
comble, tuant tout le monde sans distinction, ne semblaient rechercher
autre chose que de répandre le sang humain. Dans cette bourrasque, la
Gaule se trouvait avoir de très illustres serviteurs de Dieu, saint
Nicaise de Reims et saint Aignan d'Orléans, que leurs miracles et les
dons qui les ornaient avaient fait connaître à tous. Ils avaient lutté
longtemps par leurs prodiges et leurs prières à écarter la colère de
Dieu, s'efforçant à éteindre les hérésies et l'immoralité et à ramener
les peuples au Roi-Dieu par la pénitence, et de détourner de leurs
peuples une pareille persécution. Ils poussaient leurs fidèles par leurs
prédications et par tout ce qu'ils tentaient à revenir à la pénitence, à
la patience et au martyre, afin que ceux qu'une funeste prospérité avait
conduits au péché trouvassent dans l'adversité non le jugement de
condamnation, mais la grâce du pardon et l'occasion du salut. L'armée
des Vandales vint donc camper sous les murs de Reims; presque tout le
monde s'était enfui; ils ne songeaient cependant qu'à tuer ceux qui ne
partageaient pas leur croyance.
Le dernier jour de ce
pillage, comme les Vandales cherchaient de tous côtés et menaçaient
gravement la ville, les citoyens terrifiés vinrent trouver Nicaise, qui
priait à genoux, le suppliant de les consoler et de dire ce qu'ils
avaient à faire de mieux, ou se livrer en esclavage aux barbares, ou
combattre jusqu'à la mort pour sauver la ville. Entendant cela, Nicaise,
à qui une révélation avait faut connaître le sort réservé à la ville,
répondit : « Il faut combattre pour le salut, non par les armes,
niais par les mœurs, non avec la confiance de la force, mais avec le
soutien de ses vertus, non pas tant avec le corps qu'avec l'esprit. Nous
savons que cette indignation a été amenée par le juste jugement de Dieu,
aussi le seul conseil de salut que l'on puisse donner serait de
s'humilier sous le châtiment divin, sans violence, comme des enfants de
péché, mais avec patience, comme des enfants de prière, afin que nous
puissions être appelés à bon droit et que nous soyons réellement enfants
de Dieu. Acceptons ce péril en esprit d'expiation, offrons-nous pour
obtenir le pardon et ne pas tomber pour nos péchés dans la peine
éternelle, ainsi les misères présentes seront moins un tourment qu'un
remède. En ce qui me concerne, je suis prêt, comme doit l'être le
pasteur, à donner ma vie pour mes brebis, à mépriser la vie présente
afin que vous receviez la vie éternelle qui a été promise. Prions donc
instamment pour nos ennemis, sollicitons leur salut, demandons qu'ils se
repentent de leurs crimes, afin que nous les voyions aimer et servir la
vérité avec la même passion qu'ils ont apportée dans l'impiété. »
Nicaise et sa soeur
Entropie excitaient ainsi le peuple à affronter le martyre, et ils
s'offraient eux-mêmes vaillamment, remettant à Dieu le soin de leur
victoire. Ce fut sur ces entrefaites que l'invasion des barbares
commença. Nicaise, rempli de la force de l'Esprit-Saint, accompagné
d'Entropie, accourut sur le portail de la basilique de la Sainte Vierge
— qu'il avait bâtie lui-même pour son église cathédrale, car jadis la
chaire épiscopale se trouvait dans l'église des Saints-Apôtres, — et ils
entonnèrent des psaumes et des cantiques.
Dès qu'il vit les gens
armés qui approchaient, il commanda le silence d'un geste de la main et
dit : « O armes victorieuses, et plût à Dieu que ce fût pour le Christ,
ô force exécutive des volontés divines, pourquoi, contrairement à la
nature de la condition humaine, changez-vous votre victoire en rage ? Le
droit des vainqueurs était jadis ainsi résumé : Épargner les humbles,
combattre les puissants. Voici donc une foule de chrétiens humbles et
pieux, prosternés devant son Dieu en votre présence, qui attend,
obéissante jusqu'à la mort, la rémission de ses péchés dans le lieu même
où elle fut régénérée. Tandis que le temps est favorable et que durent
encore les jours de salut, faites vous-mêmes pénitence pour vos péchés,
reconnaissant le vrai Dieu dont vous satisfaites à l'indignation en
corrigeant les fils de sa miséricorde, qui chaque jour perdent la vie à
cause de vous, de peur que sa colère qui vaut à ses fils la correction
pour le salut, ne soit pour vous le paiement dans la damnation
éternelle. Si vous rejetez la vérité, et que vous tuez mes brebis,
prenez-moi à leur place, offrez à la majesté divine le sacrifice de mon
corps, afin que le pasteur mérite d'être trouvé digne de la récompense
céleste, ainsi que ses brebis.
Là-dessus Nicaise se
prosterna avec sa soeur et chanta d'une voix forte : « Mon âme a été
comme attachée à la terre ». Un violent coup d'épée trancha dans son
gosier le verset commencé, mais ses lèvres achevèrent de murmurer :
« Seigneur, vivifie-moi selon ta parole ».
Sainte Eutropie, voyant
autour d'elle la fureur s'adoucir et redoutant que sa beauté ne la
destinât aux plaisirs des païens, sauta sur l'assassin en criant :
« Hélas ! méchant tyran, tu as fait mourir de tes mains indignes un
grand serviteur de Dieu et tu me réserves pour abuser de moi. Le
jugement de Dieu te damnera pour t'en punir. » Et pour le provoquer,
elle bondit, lui arracha les paupières et les yeux, et à l'instant même
elle fut percée par des épées, qu'elle préférait aux attouchements des
païens. Son sang se répandit et elle recueillit avec son frère la palme
du martyre.
Les païens, furieux de
l'audace et de la constance de la vierge et confondus du châtiment
soudain de l'assassin de Nicaise, changeant l'indulgence qui les avait
poussés à l'épargner, lui firent subir d'odieux outrages.
Le meurtre fini, les
habitants massacrés, une terreur subite envahit les persécuteurs. Comme
si les armées célestes étaient venues venger un crime si atroce, on
entendit un bruit insolite et énorme dans l'église ; l'ennemi affolé
perdit son arrogance ; ce fut un sauve-qui-peut général dans les
montagnes, sur les routes ; il abandonna son butin et on ne le revit
plus.
La ville demeura longtemps
déserte, les chrétiens ayant fui dans la montagne par crainte des
barbares ; mais les corps des martyrs étaient gardés par les anges ; la
nuit, on voyait de très loin leur céleste lueur et beaucoup de gens les
entendirent chanter. Cependant les habitants, réconfortés par des
révélations divines, revinrent dans la ville ensevelir les corps des
saints martyrs dont l'odeur exquise les guidait. Mêlant la joie aux
larmes et chantant des hymnes lugubres, ils enterrèrent les martyrs avec
respect dans des lieux consacrés à cet effet autour de la ville. Et tout
ceci arriva afin que la force sacerdotale invincible, éprouvée durement,
fût glorifiée et la négligence criminelle du peuple reçût son juste
traitement, et expiée par l'effusion du sang, fût effacée.
Les corps de Nicaise et
d'Entropie furent inhumés dans le cimetière de Saint-Agricola, sur la
route qui est à l'est de la ville, dans le temple fameux construit jadis
par le préfet Jovinus, afin que l'on vît le dessein providentiel qui
avait voulu que ce temple tirât son lustre non de sa destination
première, mais de la sainteté de ses hôtes. Ces corps s'y trouvent et
ils sont glorifiés par de nombreux miracles.
Les gens de Reims possèdent
là deux gages perpétuels d'intercession en leur faveur... Assurés par
ces prières, souhaitons donc d'arriver aux joies désirables dont les
bienheureux jouissent sans fin dans le Christ. Amen
.
AUTRE
TEXTE:
Vie et martyre de Saint Nicaise |