AD PERPETUAM REI MEMORIAM

LE CARDINAL DE LORRAINE
ET LA FONDATION
DU SÉMINAIRE DE REIMS
EN 1564
[1]

La fondation du séminaire de Reims se rattache à un ensemble très complexe. Il faudra donc vous résigner à ce que je dépasse les perspectives de la maison du Barbâtre, voire celles de la ville de Reims, encore enclose dans ses murs, dont une étroite rue rappelle encore le lointain souvenir. Rassurez-vous toutefois. L'histoire locale n'y perdra rien, bien au contraire. Le grand œuvre alors accompli n'en prendra que plus de relief à être replacé dans son cadre d'histoire générale, la grande figure du cardinal Charles de Lorraine également, car la fondation de son séminaire n'est pas dans son épiscopat ce que les philosophies modernes appellent un épiphénomène, et les scolastiques un accident ; elle n'a rien d'adventice, ni d'occasionnel ; elle reste dans la ligne de son action pastorale et s'inspire de son idée maîtresse, car cet éminent prélat voulut être, dans l'Église comme dans le diocèse, avant tout un réformateur. Précisons toutefois qu'il ne concevait pas cette réforme comme une contre-réforme, mais visait plus à préparer un rapprochement qu'à raidir l'opposition entre chrétiens séparés.

Avant d'entreprendre une étude historique, il faut en premier lieu mettre à contribution la chronologie et la géographie, « les deux yeux de l'histoire », assuraient les anciens. Commençons donc par situer dans le temps et dans l'espace la fondation du séminaire rémois. Cela en vaut la peine. L'honneur du diocèse ne pourra qu'y gagner.

Voici d’abord, au départ, un document aussi somptueux que vénérable. Vous pourrez l'admirer à l'exposition organisée au grand séminaire et peut-être en déchiffrer la calligraphie savante. Il s'agit de la bulle d'institution qu'adressa Pie IV, motu proprio, écrit-il, c'est-à-dire de sa propre initiative et sans avoir été sollicité, au cardinal de Lorraine, à la nouvelle que ce dernier avait l'intention d’ouvrir dans la cité de Reims, une maison de formation pour les jeunes clercs. Le pape, qui désire voir s'étendre partout une institution aussi indispensable à la religion, le félicite de sa piété et de son zèle. Cette bulle porte la date du 24 décembre 1563. Avant de regagner la France au début de 1564, le cardinal avait donc déjà arrêté sa décision.

Or, il n'était pas homme à laisser refroidir le fer avant de le battre. Jugez plutôt. Peu après son retour à Reims, il convoque son chapitre et lui notifie sa ferme intention d'appliquer immédiatement le décret du concile Adulescentium ætas, du 15 juillet précédent, relatif à l'éducation des futurs prêtres. « Le chapitre, approuvant son zèle à l'égard du séminaire, promit de contribuer à son établissement », écrit don Marlot.

L’archevêque est même tellement pressé d'aboutir que, pour passer aux réalisations, il n'attend pas la construction des bâtiments nécessaires. On se contentera d'abord d'une installation de fortune dans une maison proche du collège des Bons-Enfants. Nous savons en effet que, lors du concile provincial tenu en novembre 1564, les séminaristes figurent dans la procession d'ouverture entre les religieux mendiants et le clergé de la ville, Nous savons en outre que, dans les douze sessions de ce concile, où fut soulevée la question des séminaires, le cardinal déclara pour entraîner ses collègues à imiter son exemple « en avoir déjà institué un à ses dépens » et, ajouta-t-il, « sans avoir importuné personne ».

Donc, sans aucun doute, la date de fondation est bien 1564. Seul nous est inconnu le mois où eut lieu l'ouverture ; mais les usages du temps permettent de fixer celle-ci au début d'octobre après la Saint-Michel où reprenaient les cours. Vous m'objecterez peut-être que certains historiens reculent la fondation jusqu'en 1567. C'est une erreur. Erreur qui s'explique d'ailleurs, parce qu'alors seulement les clercs rémois purent s'installer de façon définitive dans les bâtiments élevés à leur usage dans la rue du Barbâtre, sur l'emplacement actuel de la maison dite du Mont-Dieu.

* * *

1564. Le séminaire de Reims fut ainsi le premier fondé en France, un an, à peine, après la clôture du concile, qui avait eu lieu le 4 décembre 1563. Il fut aussi l'un des tout premiers fondés en Europe. Je n'en vois qu'un autorisé à lui disputer ce rang, celui de Milan, qui date de la même année, sans qu'on puisse déterminer à coup sûr, semble-t-il, pour l'un comme pour l'autre en quel mois exactement ils s'ouvrirent. Dans cette Olympiade spirituelle, si Reims n'a pas droit à la médaille d'or, la médaille d'argent incontestablement lui revient tout au moins, et si le cardinal de Lorraine se laissa dépasser de quelques longueurs par Saint Charles Borromée, qu'il ait été sur ce point l'émule de celui-ci suffirait largement à honorer sa mémoire, l'Église de Reims, et à exiger notre reconnaissance.

Voici en effet, pour comparaisons empruntées a la géographie, quelques dates de fondation les plus rapprochées de la clôture du concile : en Italie, Rome, 1565, Imola et Ravenne, 1567, car la Romagne ne se tient jamais à la traîne ; en France, Toulon, en 1590, Bordeaux, 1594 qui sauvent la réputation du midi. Je vous fais grâce des autres diocèses, dont la plupart se mettront en branle beaucoup plus tard ; d'aucuns attendront le milieu ou la fin du XVIIe et du XVIIIe, voire le XXe. La statistique complète reste d'ailleurs à établir. Avis aux amateurs.

* * *

Le cardinal de Lorraine mena donc les choses tambour battant. Pourquoi ? Parce que telle était la manière des Guise, qui se caractérise par la sûreté du coup d’œil et la rapidité de l'exécution. Son père, le fameux François de Guise, l'un de nos plus grands capitaines, n'excellait-il pas à discerner les points névralgiques d'une situation militaire et à foncer sur eux pour dérouter les ennemis de son roi, témoin la hardiesse stratégique dont il use pour couvrir Paris, menacé par la défaite de Saint-Quentin, en accourant d'Italie pour se jeter sur Calais et, par surprise, enlever ce port et cette hase aux Anglais. Les Anglais fort marris ne demandèrent pas leur reste. Quant aux Impériaux, tournés, ils décampèrent avec armes et bagages. Le péril qui menaçait la capitale se trouvait de ce coup conjuré.

Sûreté de coup d’œil. Et pourtant, ce ne fut pas sans tâtonnements que le cardinal de Lorraine fixa son objectif définitif, la réforme, ni sans changements de front qu'au concile de Trente, il finit par l'atteindre. Ses vues initiales se modifièrent, ses attitudes de même, ce qui, de prime abord le rend quelque peu déconcertant. Versatilité ? On l'a prétendu à tort. Réalisme plutôt, comme l'a prouvé la seule biographie de valeur qui lui ait été jusqu'alors consacrée, celle de l'historien anglais Evennett. « Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis », déclarait un cardinal historien auquel on reprochait parfois d'introduire dans ses jugements plus que des variantes. Le cardinal de Lorraine n'avait rien d'un imbécile. Esprit très supérieur, il savait tenir compte des situations en mouvement. Son expérience des affaires l'avait par surcroît engagé à assouplir son tempérament et son caractère entier, tranchant, pour pratiquer la diplomatie. Comme ministre d’État, sous Henri II, après la conjuration d'Amboise, il préconisa et pratiqua d'abord vis-à-vis des protestants une politique de rigueur. Puis, convaincu que la force croissante des religionnaires l'exigeait, l'archevêque de Reims se rallia peu à peu à la politique de Michel de l'Hôpital et désormais chercha un rapprochement dans le dialogue ; d'où sa participation au colloque de Poissy, où il pousse l'esprit de conciliation jusqu'à accepter de prendre comme base de discussion avec Bèze la Confession d’Augsbourg ; d'où aussi ses négociations avec les luthériens allemands, voisins de sa Lorraine. Mais comme sa dextérité ne réussit pas à trouver des formules qui, sans trahir l'orthodoxie, estomperaient suffisamment les antithèses sur la présence réelle et la valeur sacrificielle de la messe pour ménager les positions réciproques, le cardinal en arriva en quoi il reste très actuel, à se persuader qu'avant de résoudre les oppositions dogmatiques, il fallait au préalable créer un climat favorable, en présentant aux dissidents un catholicisme purifié et rénové. La réforme devient alors son objectif majeur.

Cette réforme, avant d'avoir paru au concile de Trente, pour des raisons politiques qui déterminaient le roi de France à ne pas y envoyer ses évêques et qu'il serait trop long de vous détailler, cette réforme, dis-je, il l’entreprend de sa propre initiative dans son diocèse. Par l'enseignement d'abord qu'il se charge de donner lui-même, car contrairement à ses prédécesseurs qui, depuis trois cents ans, dit-on, n'étaient jamais montés dans la chaire de leur cathédrale, il multiplie les prédications à son peuple de Reims, séduit par l'exceptionnel talent de ce maître orateur. Pour redresser les idées, rendre à l’Église son prestige intellectuel, le cardinal juge en outre nécessaire de créer dans sa ville épiscopale un centre rayonnant de science et de culture. Il fonde ainsi en 1547 l'Université de Reims.

Pour atteindre plus largement l’ensemble de ses diocésains, il recourt même à un moyen alors très moderne d'alerter l'opinion : l'imprimerie et diffuse brochures et tracts. Comme la réforme générale dépend surtout de celle du clergé, il publie une série de décrets pour réagir contre la non résidence des curés, le cumul des bénéfices à charge d'âmes, la négligence dans l'accomplissement du ministère pastoral et rappelle vigoureusement à la pratique des vertus sacerdotales. Son chapitre lui-même bénéficie de sa sollicitude ; le cardinal le pourvoit d'un règlement, rappelle à l'ordre les chanoines qui se dispensent de l'assistance régulière à l'office, participe à celui-ci, pour contrôler à la fois leur présence et la qualité de leur chant, qui, à son goût, laissait beaucoup à désirer.

L'heure sonne enfin où, en 1562, l'amélioration des rapports, jusque là fort tendus entre la Cour de France et la Cour de Rome, lui permet de partir pour Trente, à la tête d'une délégation de treize évêques, trois abbés, dix-huit théologiens, dont plusieurs docteurs en Sorbonne. Il était grand temps qu'il arrivât, car le concile, convoqué 17 ans plus tôt, en 1545 et repris pour la troisième fois, tenait sa dernière session. Ouvrier de la neuvième heure, comme certains alliés qui se réservent pour la dernière bataille, il jouerait en faveur de la réforme, un rôle d'autant plus décisif.

Peu s’en fallut d'ailleurs qu'il n'arrivât trop tard, ce qui ne rentrait pas dans ses habitudes. Le concile, en effet, en traitant du sacrement de l'ordre butait, depuis le 20 octobre, sur le fameux canon VII, relatif à l'institution des évêques. Deux thèses s'affrontaient : celle du Général des Jésuites Lainez qui, pour défendre l'autorité du pape, réservait à celui-ci la collation de la juridiction épiscopale ; celle des prélats espagnols et allemands, pour qui l'évêque reçoit directement du Christ cette juridiction par son sacre. Le débat s'était échauffé; entre l'archevêque italien d’Otrante et l'archevêque espagnol de Grenade s'échangeaient; rapporte Servantius, de « brutissime parole » ; traduisons élégamment par « propos peu gracieux ». On interrompit donc les séances pour trouver une solution. Tout se compliqua du fait que Sa Majesté Apostolique, Empereur du Saint Empire romain germanique, était venue à Insbrück et tenait avec ses théologiens une sorte de concile annexe. C'était ainsi qu'en ce temps les laïcs, en l'espèce les princes chrétiens, entendaient apporter leur collaboration aux assises de l’Église universelle. Or, vu cette impasse, certains Pères fort inquiets, proposèrent qu'on hâtât le programme des réformes du clergé, et que l'on clôturât au plus vite, en invoquant, relate Pallavicini, les raisons majeures suivantes : première raison, le séjour à Trente de plus en plus insupportable ; deuxième raison, le bien des Églises particulières, qui exigeait le retour des évêques dans leur diocèse. Pie IV lui-même se prononçait dans ce sens. Mais, à cette nouvelle, le cardinal de Lorraine, qui gagnait Trente à marches forcées, envoya une sorte d'ultimatum : si on clôturait le concile sans l'attendre, il regarderait cette décision comme une mortification infligée, non seulement à sa personne, mais à la Fiance elle-même. Les Pères se le tinrent pour dit et se résolurent donc à surseoir.

Vous comprenez que, dans ces conditions, ils ne pouvaient accueillir l'archevêque de Reims sans les plus vives appréhensions. Pour l'amadouer, on le reçut donc avec les plus grands honneurs. Les Légats du pape, 130 évêques, les ambassadeurs de France et de Pologne s'avancèrent à sa rencontre et il entra à Trente, le 13 novembre 1562, encadré par les représentants de Pie IV, accompagné d'un cortège magnifique. Le cardinal toutefois ne put prendre séance que dix jours plus tard, à cause d'une « fièvre catharalle ». Le 23, il se trouvait bien remis et parfaitement en forme, témoin le magnifique discours qu'il prononça avec une éloquence admirable, dans un latin digne des plus grands humanistes de son temps.

Ce discours, qui expose ce qu'attendent du concile le Roi de France et l'archevêque de Reims, son porte-parole officiel, je regrette de ne pouvoir intégralement vous le citer et surtout de le déflorer par une analyse très sèche en le réduisant à trois points.

Premier point : tableau émouvant des malheurs de la France, qui introduit un solennel avertissement aux prélats italiens, invités à regarder au-delà de leurs propres frontières, pour conjurer un péril dont les Alpes ne suffiraient pas à les garantir. « A tout cela pensez, très illustres orateurs. Ce que maintenant vous pouvez voir dans votre quiétude, une trop tardive expérience vous le fera éprouver, si, sous sa pression, la France votre voisine vous entraînait dans sa ruine. Hæc omnia cogitate, clarissimi oratores, et quod vobis nunc otiosis videre licet, sera nimis experientia experiemini, si mole sua Gallia ex vicinia vos in ruinam trahat ».

Deuxième point : Attitude conciliante à adopter envers les protestants. Ne pas recourir aux armes, ne pas conclure d'alliance pour la guerre sainte contre ceux qui se sont séparés de nous. Au contraire, leur pardonner le plus possible, afin de permettre que « même nous, nous soyons leurs amis usque ad aras, jusqu'aux autels. »

Troisième point : Examen de conscience et résolutions à prendre pour la réforme des mœurs et de la discipline ecclésiastique. Au lieu de battre notre propre coulpe sur la poitrine des autres, prenons conscience de la responsabilité qui nous incombe. « Je vous y exhorte et vous en conjure par Jésus-Christ qui viendra juger les vivants et les morts. Cherchez les causes de cette terrible tempête. À qui l'imputer ? Vous n'oubliez pas le jugement général porté à ce sujet. » En citant le prophète Jonas, le cardinal ajoutait : « Cependant, non sans une pudeur intime et non sans avoir fait grandement pénitence pour ma vie antérieure, je dois vous déclarer : Propter nos tempestas hæc orta est. C'est notre faute si cette tempête a éclaté ». En conséquence, « jetez nous à la mer : propterea mittite nos in mare. Maintenant il nous faut de 1"éiiergie et de la fermeté de cœur. »

Le prélat italien qui lui répondit, Mutio Colino, mêla à ses éloges des conseils savamment ouatés dans de longues et prudentes périodes, pour engager l'orateur à être non seulement impulsor et hortator, mais aussi adjutor et consiliarius. Qu'il ne se borne pas à imprimer l'impulsion, qu'il ne se borne pas à prodiguer les exhortations, qu'il apporte également son aide et ses conseils !

Le cardinal finit par comprendre que Mutio Colino avait grandement raison, car, il est curieux de le constater, l'archevêque de Reims suivit exactement la voie que celui-ci lui avait tracée, en passant par étapes successives de son dynamisme initial à un concours très efficace et très apaisant. Mais il fallait lui laisser le temps de jeter son feu. On s'inquiéta tout d'abord, y compris le pape lui-même, de ce qu'il se posât en chef de parti, ralliant autour de sa personne et dirigeant ce qu'en langage parlementaire on appellerait l'opposition. À propos de la réforme du clergé, celle-ci en effet se donne libre carrière en observant que cette réforme doit commencer — à tout seigneur tout honneur — par les cardinaux et un Père s'enhardit jusqu'à déclarer : « Vos Éminences ont besoin d'une réforme éminentissime »[2]. Un évêque italien interrompt un évêque français en criant : « Che canto questo gallo » ? À quoi un autre français répliqua : « Heureusement, il y eut un coq pour réveiller la conscience de Saint-Pierre ».

Les interminables discours d'orateurs qualifiés d’illustrissimi, que l'on soupçonne de pratiquer l'obstruction, fatiguent et énervent les pères. D'aucuns, comme le laisse entendre Pallavicini, recourent à une autre tactique, celle des surenchères pour discréditer, avec leur chef de file, les prélats qui mettent au premier plan le redressement de la discipline ; Fecchinetti, par exemple, propose d'astreindre les évêques à faire table commune avec leurs chanoines. On accuse d'autant plus Charles de Lorraine d'échauffer les débats qu'il va jusqu'à se rendre à Insbrück rejoindre Sa Majesté Apostolique, l'Empereur d'Allemagne et son concile annexe de théologiens germaniques, comme pour chercher du renfort.

Le cardinal se rendit bientôt compte qu'à tendre la situation, on risquait de tout compromettre. Son réalisme alors, et son authentique amour de l’Église le déterminèrent une fois de plus à un revirement jugé par lui indispensable pour aboutir à l'essentiel, la réforme. L'arrivée d'un nouveau légat, Morone, diplomate d'une valeur exceptionnelle, facilita cette évolution. Charles de Lorraine se met d'accord avec celui-ci et tout dépité qu’il fût de n'avoir pas été nommé légat par le pape, il offre ses bons services à Pie IV. Dès lors, l’impulsor se fait adjutor et consiliarius ; il apporte un dynamisme d'un autre genre, celui de son aide et de ses conseils. Le cardinal s'évertue même à trouver sur l'institution des évêques une solution apaisante. Le concile le suivit sur ce dernier point, et adopta une formule flottante qui laissait le problème ouvert aux discussions des théologiens. Il serait réservé à Vatican II de trancher la question dans le sens que vous savez. Charles de Lorraine avait d'ailleurs observé, avant son départ pour Insbrück, qu'il ne fallait pas s'éterniser sur ce problème, qui bloquait depuis des mois le concile, mais « désormais couper court à tous ces discours sans fin et s'occuper exclusivement, définitivement, de ce qui est nécessaire pour constituer ce qui est le véritable ministère de l’Église ».

Il joua ainsi finalement le rôle de conciliateur. Par là fut assuré le décret sur les réformes ecclésiastiques, la formation des futurs prêtres, l'institution de séminaires diocésains. Aussi réserva-t-on à l'archevêque de Reims l'honneur de composer et de proférer les acclamations liturgiques qui clôturèrent le 5 décembre 1563 le concile de Trente, après dix-huit ans de travaux laborieux et plusieurs fois interrompus. C'était lui donner acte de l’efficacité de son action pour assurer l'heureuse réalisation d'un programme de réformes dont il avait fait personnellement son affaire.

Pie IV d'ailleurs n'avait pas attendu cette date pour charger son neveu, le Secrétaire d’État, de lui exprimer et de façon tangible sa reconnaissance. « Sa Sainteté, mandait aux légats le cardinal Charles Borromée, le 4 août 1563, est tellement satisfaite des services éminents rendus à l’Église par le cardinal de Lorraine en cette sainte entreprise, que ne pouvant autrement en témoigner sa joie pour le moment, elle a voulu que j'écrivisse à vos très illustres Seigneuries de continuer ce qu'elles ont commencé et de rien faire dans le concile sans la participation du cardinal, lui communiquant toute chose grande ou petite, en un mot d'agir avec lui comme s'il était légat. S'il était encore d'autres moyens de prouver au cardinal l'affection que lui porte Sa Sainteté et le désir qu'elle a de reconnaître ses bons offices, que les Légats les mettent en œuvre avec toutes les marques d'une sincère bienveillance, persuadés qu’ils ne pourraient rien faire de plus agréable à Sa Sainteté ». On ne peut souhaiter document plus explicite à l’appui de la conclusion que j'ai essayé de dégager.

En insistant. si longuement sur le Concile, je risque de vous décevoir, car vous vous attendez surtout à ce que je vous parle de notre séminaire. Rassurez-vous, le tour de celui-ci viendra. J'ai cru toutefois indispensable de mettre en valeur la part que prit le cardinal aux débats de Trente. C'était l'occasion d'apporter quelques lumières sur cette période mal connue de sa vie, car la biographie que lui consacra Evennett, la seule valable, s'arrête à son départ pour l'Italie en 1562. C'était rattacher la fondation de notre premier séminaire à tout l'ensemble de l’œuvre réformatrice voulue par les Pères et par notre grand archevêque. C'était enfin, y compris par les traits pittoresques empruntés au lion Pallavicini, qui excelle plus dans le détail que dans les vues générales, vous rappeler que l'action du Saint-Esprit domine toujours dans l’Église ce que cette dernière comporte d'humain. Tous les conciles, y compris le premier, celui de Jérusalem, ressemblent assez à la symphonie musicale classique, bâtie sur deux thèmes qui se succèdent, s'opposent, avec beaucoup de variations, et d'accidents, les moelleux bémols, les dièses plus accusés, avec nombre de dissonances mais qui, finalement se combinent pour aboutir à l'accord consonant.

Ainsi dans les conciles, le Saint Esprit, chef d'orchestre invisible, mais très actif, dirige les deux chœurs qui représentent l'un le videtur quod non, l'autre le sed contra, également chers à Saint Thomas d'Aquin, par ce que tous deux mettent en valeur certains aspects des problèmes. Plus ou moins fournis en quantité et en ténors, ils alternent leurs thèmes respectifs, répétés, développés en des tonalités, avec des orchestrations très diverses. Tantôt le mouvement se ralentit, tantôt il s'accélère avec des forte et des piano contrastés. Puis, peu à peu, s'opère une synthèse dans l'équilibre et la vérité.

* * *

Nous revenons maintenant à l'histoire locale pour étudier comment et dans quelles conditions l'archevêque de Reims, dans son diocèse, appliqua le décret sur les séminaires au vote duquel il avait consacré tous ses efforts.

Commençons par les problèmes matériels à résoudre ; ce sont ceux sur lesquels nous sommes le mieux documentés, car de façon générale, pour les séminaires comme pour les monastères de l'Ancien régime, les archives ont surtout conservé les titres de propriété et les pièces qui concernent la gestion temporelle. Il fallait d'abord bâtir. Charles de Lorraine choisit à cet effet « le lieu le plus salubre de toute la ville et, très propre aux études pour être, écrit Nicolas Boucher, arrière de tout bruit et du tumulte des rues ». Il jette donc son dévolu sur le quartier du Barbâtre garanti contre les inondations de la Vesle et alors moins remuant qu'aujourd'hui. Des bâtiments élevés par lui à l'emplacement de la maison actuelle du Mont-Dieu, il ne reste aucune trace dans les constructions postérieures ; je n'en ai retrouvé aucune gravure, aucun plan dans les archives. Nous savons seulement qu'ils étaient contigus au couvent des Augustins et aux remparts, dont une tour, disparue elle aussi, fut pour cette raison appelée « tour du séminaire ».

Mais, comment assurer le financement d'une aussi lourde entreprise, qui exigeait, outre l'acquisition de terrains, d'immeubles à démolir, le recours aux architectes et aux corps de métier ? Le Concile de Trente avait bien élargi, à ces onéreuses dépenses, la dotation, d'abord exclusivement réservée dans le projet primitif aux frais d'économat, en décidant que tous les biens ecclésiastiques seraient soumis à une contribution à l'exception des monastères qui entretenaient des collèges et, sur réclamation du cardinal de Lorraine, des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. Le droit de recourir au bras séculier avait même été donné aux évêques contre les contribuables récalcitrants. Or, l'archevêque, selon ses propres termes, institua son séminaire « sans incommoder personne ». C'était évidemment s'épargner bien des contestations ; c'était surtout gagner du temps. Mais c'était aussi geste d'un grand seigneur qui ne calcule pas ses libéralités. Il procéda d'ailleurs ainsi pour créer votre Université et pour toutes les autres œuvres. On comprend donc que, lors du concile provincial où figurait au programme l'application des décrets du concile sur le cumul des bénéfices, le prélat ait pu s'excuser de conserver tous les siens et la liste est digne des abus de l'époque : archevêque de Reims à19 ans, évêque de Metz, abbé commendataire de douze abbayes dont les plus riches, Saint-Rémi de Reims, Gorz, Cluny, Saint-Paul de Verdun, Saint-Martin de Laon, Saint-Urbain, Montier-en-Der, Cormeny, Fécamp, Marmoutier, Saint-Denis, saint Charles Borromée, qui possédait le même nombre d'abbayes, avait renoncé à toutes. Monsieur de Reims, lui, estimait préférable de ne pas laisser à d'autres des revenus qu'il utiliserait mieux qu'eux pour le bien de l’Église : il ajoutait même — et la crainte n'avait rien de chimérique — qu'ils pourraient passer à des protestants, comme ce fut le cas plus tard pour l'abbaye Saint-Rémi de Reims, attribuée par Henri IV au prince de Sedan, un Lamarck, pour le rallier à sa cause. Que le cardinal de Lorraine ait fait un excellent usage d'un cumul aux conséquences alors si lamentables, on ne saurait le contester dans cette ville qui lui doit tant. Il distribua d'ailleurs avec tant de générosité ses richesses qu'il mourut obéré de dettes, ce qui était sous l'Ancien régime une preuve surérogatoire de noblesse. « J'ai institué un séminaire à mes dépens, sans incommoder personne ». Cette formule adroite « sans incommoder personne » réservait toutefois la juste part qui revenait au chapitre dans la construction de la maison du Barbâtre, car celui-ci avait donné huit mille cinq cents livres, mais de si bonne grâce et il était si riche que l'archevêque n'avait pas eu l'impression d'être indiscret et de l'incommoder.

Le séminaire une fois ouvert, restait à le faire vivre. L'intention formelle du concile de Trente était que les nouvelles maisons de formation ecclésiastique créées par lui fussent réservées à des élèves pauvres, tout en acceptant qu'elles en accueillent d'autres plus fortunés, susceptibles de payer pension. Des élèves pauvres. Pour comprendre l'esprit de cette décision, nous devons faire abstraction de nos conceptions actuelles sur l'organisation des séminaires. Il faudra bien du temps pour que l'institution, alors à ses débuts, trouve moyen de se mettre au point. Il faudra aussi bien des tâtonnements. Jusqu'alors, parmi les jeunes gens qui s'orientaient vers le sacerdoce, seuls les fils de famille noble ou de bourgeoisie riche — c'est-à-dire les plus susceptibles de constituer le haut clergé et d'accéder aux bénéfices majeurs qui sauf les évêchés, ne comportaient pas charge d'âmes — pouvaient assumer les frais d'études dans les collèges secondaires et les facultés de théologie. Les autres en étaient réduits à ce qu'ils pouvaient apprendre de leur curé ou dans de modestes écoles presbytérales. Or, ces autres constituaient ce qu'on appelait « le bas clergé » dans les cures et dans les dessertes. C'est donc de ces derniers, qui auront charge d'âmes, que se préoccupe avant tout le concile et le cardinal de Lorraine avec lui ; car sur eux reposerait la vie spirituelle des paroisses. Les privilégiés auront leur tour plus tard. Ceux-ci d'ailleurs ne regrettaient nullement qu'on les oubliât. Bien au contraire, car ils n'entendaient point sacrifier la liberté dont jouissaient les étudiants universitaires, ni s'enfermer dans ce qu'ils appelaient peu élégamment « une prison ». L'institution de séminaires qui nous paraît aujourd'hui si normale était en effet pour l'époque une telle innovation qu'avant de la faire accepter on devait au préalable redresser toute une mentalité. Les Pères de Trente s'en rendaient si bien compte que, tout en prescrivant aux évêques de fonder un séminaire dans leur diocèse, ils se gardèrent bien d'obliger les futurs prêtres à y entrer sous peine de ne pas recevoir les ordres. Ils renoncèrent même dans leur rédaction définitive à maintenir sur ce point le pium desiderium, le pieux désir, timidement exprimé dans le projet initial. Cet optatif parut encore trop appuyé. On s'en remettait donc aux bonnes volontés individuelles. Or la perspective d'études gratuites ne pouvait que stimuler celles des jeunes gens pauvres, qui en fait constitueraient surtout le clergé consacré au ministère. Par là, s'amorcerait le mouvement. Mais il faudra attendre les réformateurs du XVIIe, pour que l'idée s'acclimate et que, par les retraites d'ordination, par les conférences du mardi, on parvienne peu à peu à préparer la voie aux réalisations de Saint Vincent de Paul, de Saint Jean Eudes, de Monsieur Olier. Les privilégiés de la fortune alors se laisseront entraîner et encore, même à cette époque, aucune législation ne fixera la durée du séjour dans les séminaires que chacun abrégera ou allongera à son gré.

Destiné à des élèves sans ressources, le séminaire du Barbâtre posait donc pour son budget des problèmes financiers très lourds. On ne voit pas que pour résoudre ceux-ci, le cardinal ait imposé aux bénéficiers et communautés de son diocèse la contribution autorisée par le concile de Trente, encore moins dénoncé les récalcitrants au bras séculier. Les coups d'autorité ne rentraient pas dans sa manière. Il préférait faire confiance aux générosités spontanées ; lui-même d'ailleurs donna l'exemple en fondant quatre bourses. Le chapitre de Notre-Dame suivit en sacrifiant deux de ses prébendes. Celui de Sainte-Balsamie, pourtant si peu riche, apporta largement son concours. Personnellement, un certain nombre de chanoines de Notre-Dame s'honorèrent par leurs largesses : Beglot, Boucher, Rémi, Mellier, Charpentier, ainsi que Baron, chanoine de Laon. Le grand archidiacre de Reims, Cauchon, offrit une ferme à Trigny et deux maisons à Reims, le grand archidiacre de Laon, Triplot, deux fermes : on relève même parmi les bienfaiteurs deux curés, celui de Saint-Michel, Gomons, celui de Ville-en-Tardenois, Verjus. Vingt-trois bourses furent ainsi fondées. Restait à trouver le complément nécessaire ; car la maison totalisait cinquante élèves. On devine sans peine que le cardinal se chargea de l'appoint.

Cinquante élèves. C'était trop, vu le nombre réduit des bourses disponibles. Mais c'était bien peu pour un aussi vaste diocèse. C'était même d'autant. plus insuffisant que le séminaire se trouvait conçu selon la formule prévue par le concile de Trente et comprenait non seulement des théologiens et des philosophes, mais aussi des élèves d'humanités et de grammaire, de la septième à la première, c'est-à-dire à la fois nos petits et grands séminaristes actuels. Soumettre au même régime des enfants, des adolescents, des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans n'allait certes pas sans inconvénients. Le cardinal, qui en avait conscience, eût voulu que le concile retardât à quatorze ans l'âge d'admission. Les Pères, dont le projet initial proposait dix ans, s'arrêtèrent au chiffre intermédiaire de douze. Le cardinal de Lorraine, lui, s'en tint à quatorze pour son diocèse, encore que ce fût bien tard pour commencer la septième. On finira par reconnaître qu'il importait de pratiquer une dichotomie en formant dans des établissements distincts humanistes et grammairiens d'une part, théologiens et philosophes de l'autre, car le système initial conduisit à bien des échecs. Mais il faudra encore attendre le dix-septième siècle pour que la séparation s'opère, grâce à l'initiative de Saint Vincent de Paul, qui jugea indispensable d'interpréter plus largement le décret tridentin. « L'ordonnance du concile, écrivait-il, est à respecter comme venant du Saint Esprit. L'expérience fait voir néanmoins que, de la façon dont on l'exécute à l'égard des séminaristes, la chose ne réussit pas ni en Italie, ni en France. » Saint Vincent de Paul ouvrit donc en 1642 ce que nous appellerions aujourd’hui un petit séminaire, la maison des Bons-Enfants, qu'il qualifiait avec sa modestie pittoresque de « pouillerie », puis réserva aux théologiens et aux philosophes Saint-Magloire devenu grand séminaire au sens moderne du mot. Les résultats furent si heureux que progressivement la nouvelle formule sera généralement adoptée, tout au moins en France. À Reims, cependant jusqu'à la Révolution, même dans le séminaire fondé par M. de Tellier, en 1766 et qui absorba celui du cardinal de Lorraine, on en restera au système initial adopté en 1564.

* * *

Quelle fut la vie de la maison fondée par Charles de Lorraine ? Nous aimerions le savoir. Malheureusement, à ce sujet les sources dont nous disposons ne peuvent satisfaire l'intérêt que nous lui portons. D'abord pour ce qui concerne les maîtres et professeurs, elles se bornent à nous fournir quelques noms, qui restent pour nous des abstractions sans visage, ni personnalité. Nous apprenons bien que l'archevêque mit à la tête de l'établissement un moderator generalis et prefectus, modérateur général et préfet, Nicolas Boucher, chanoine de Reims, titulaire de la cinquième prébende, docteur de Paris, ancien recteur de l'Université de Reims et précepteur des trois neveux du cardinal, Louis de Guise, Charles de Vaudémont, Charles de Lorraine, qui deviendraient respectivement archevêque de Reims, de Verdun et de Metz, trois sièges de famille, puis, à leur tour, revêtiraient la pourpre romaine. Nous savons également que Boucher fut remplacé en 1571 par Nicolas Pintheau, chanoine de Reims, docteur en théologie, également ancien recteur de l'Université de Reims, et par surcroît poète. Mais rien ne permet de les caractériser. Du submagister ou vice-supérieur, du procurator ou économe, et du custos, préposé à la discipline, qui assistaient le modérateur, comme du diacre cellérier, nous ignorons même les noms. Si un catalogus animarum, une liste des élèves, nous fournit ceux des séminaristes en janvier 1571, les indications de celle-ci se bornent à mentionner les ordres reçus par les clercs et l'objet de leurs études : deux prêtres, un diacre, deux sous-diacres, treize acolytes, six exorcistes, sept lecteurs, six portiers, huit tonsurés, dont deux théologiens, dix-sept philosophes et quarante et un élèves des différentes classes d'humanités et de grammaire de la septième et la première. Sur leur travail, leur science, leur piété, leur conduite, aucun rapport.

Pour découvrir comment la maison fonctionna, nous en sommes réduits à deux sources.

Première source : le règlement que le cardinal avait rédigé et qu'il communiqua à tous les évêques de France « pour leur ouvrir la voie et leur montrer le chemin. » Encore ne peut-on garantir que le susdit règlement ait été fidèlement observé. Deuxième source : quelques états de comptes ou de budget, uniquement relatifs aux questions matérielles.

Sur les disciplines ecclésiastiques auxquelles on devait initier les clercs, le décret de Trente s'était borné à présenter en termes assez généraux un programme surtout pratique. « On apprendra aux séminaristes la grammaire, le chant, le comput, les arts libéraux, la Sainte Écriture les livres ecclésiastiques, les homélies des saints, les règles de l'administration des sacrements, surtout en vue des confessions à entendre, la forme des rites et des sacrements ». Le Concile ne précisait pas d'autre part qui devait se charger de l’enseignement. L'usage a voulu depuis que celui-ci fût donné à l'intérieur des petits et grands séminaires par des prêtres attachés à ceux-ci. Le cardinal de Lorraine, lui, envoie les grammairiens et humanistes au Collège des Bons-Enfants, les clercs philosophes et théologiens aux cours de l'Université de Reims. À ces derniers toutefois le moderator donne trois fois par semaine une leçon de théologie pastorale, où il traite surtout de l'enseignement du catéchisme et des sacrements. Le séminaire du Barbâtre n'était donc qu’une maison de famille, et au sens primitif du mot « un collegium ».

Le système présentait l'avantage d'économiser le personnel et les traitements, mais aussi d'assurer aux élèves des maîtres qualifiés. Malheureusement, il ne reste aux archives aucun document sur la faculté de théologie et de philosophie de l'Université. Il nous faut renoncer à connaître quel était le niveau des études, avec quel succès les clercs étudiants subissaient les examens. Quant aux argumentations auxquelles se livraient ceux-ci trois fois par semaine, au séminaire, sous la présidence du moderator, en vertu du règlement sur la rhétorique, la dialectique, les lettres profanes, les sciences et la théologie, elles n'ont pas plus laissé de traces que les exercices d'éloquence et de déclamation. On peut croire toutefois que les clercs excellaient dans le maniement du latin et du grec, puisqu'il leur était interdit sous peine d'amende de s'exprimer en français au séminaire ou de commettre des barbarismes en s'exprimant dans la langue de Cicéron et de Demosthène. Sur le collège des Bons Enfants, où les plus jeunes faisaient leurs classes de grammaire et d'humanité, nous ne sommes pas mieux renseignés. L'historien de ce Collège, Mgr Cauly, se montre sans doute très affirmatif sur la compétence et la valeur des maîtres, dont on ignore pourtant les noms. Mais l'argument qu'il invoque en faveur de ces illustres inconnus et auquel il consacre plusieurs pages, à savoir l'humanisme du cardinal de Lorraine, en rapport avec les plus grands lettrés de son temps, ne manque pas de poids. Il n'était pas homme à laisser fléchir une maison où il avait restauré les bonnes traditions. Nous pouvons nous reposer sur sa sollicitude avertie et vigilante pour admettre que les séminaristes s'y trouvaient dans les conditions voulues pour faire d'excellentes études.

Mais un séminaire n'a pas seulement pour but les études ; plus encore que la formation intellectuelle y compte la formation morale et spirituelle dont se préoccupait surtout le Concile, celle qui justement manquait et manquera encore durant presque un siècle aux privilégiés de la fortune, qui menaient à l'Université la vie assez libre des étudiants et visaient avant tout à acquérir des diplômes pour s'assurer de fructueux bénéfices.

Le régime du séminaire du cardinal de Lorraine se révèle à la fois austère et familial. Lever à quatre heures et demie en été, à cinq heures en hiver, coucher au plus tôt à neuf heures. Pas de feu en hiver, sauf dans le chauffoir où les élèves font leurs devoirs et apprennent leurs leçons. Port obligatoire du costume ecclésiastique, soutane, manteau, bas de drap, et en tissu commun dont le prix ne devait pas dépasser 50 sous l'aune. Seuls le moderator, le submagister, le procurator, le custos, le diacre cellérier, ont droit à une étoffe plus fine. Ce costume ecclésiastique, les séminaristes le revêtent dès leur entrée, et cela s'explique, car on les admet à la condition expresse qu'ils s'engagent à entrer au service du diocèse et ils reçoivent aussitôt la tonsure. Le menu des repas n'expose pas à l'abus des comestibles, ni de la moisson. Le règlement prescrit qu'on distribuera à chaque élève trois pains de 8 onces par jour, faits pour un tiers de pur froment, pour deux tiers de blé de seconde qualité, et une pinte de vin en deux fois, une chopine à midi, une chopine le soir. Les dépenses de viande ne devaient pas dépasser par jour un sou par tête. Mais, sans doute pour mieux honorer ce que leur offrait l'économe, les élèves étaient astreints à déjeuner et à dîner la tête couverte d'un bonnet carré. On gâtait un peu plus, comme pour le costume, moderator, submagister, procurator, custos et diacre cellérier. À la ration commune de pain s'ajoutait pour eux un pain blanc, à celle de vin le supplément de ce qu'on appelle le « vinum domini », fourni par la prébende, et produit par conséquent par les vignes du chapitre, le même peut-être que celui dont se délectaient Boileau, Racine, La Fontaine chez leur ami, le chanoine Maucroix, auquel le bon La Fontaine dédia sa fable sur le Conseil tenu par les rats.

J’ai maints chapitres vus
Qui pour néant se sont ainsi tenus
Chapitres non de rats, mais chapitres de moines,
Voire chapitres de chanoines.

Je dois ajouter pour être complet que, d'après l'état des comptes qui nous reste pour 1580, le susdit menu était relevé, naturellement de sel, mais aussi de verjus, vinaigre et moutarde. Mais il est impossible de savoir ce qui revenait à ces condiments sur les 100 livres qui leur sont assignés pêle-mêle avec « la chandelle, la cendre à lessive, les plumes, le papier et autres objets de cette sorte ».

Régime austère dans le style du temps, mais aussi, ai-je dit, vie de famille que partagent maîtres et élèves, petits et grands, de jour et même de nuit. Car si, à l'origine du moins, l'ensemble des séminaristes couche en dortoir, sous la surveillance du custos, celui-ci partage sa cellule avec l'un d'eux. Le submagister, le procurator, le diacre cellérier ont eux aussi deux, trois ou quatre cochambristes. Seul le moderator, le supérieur, semble exempt de cette règle; mais comme l'appartement spacieux dont il disposait à droite de l'entrée était muni d'une cheminée, cela lui valait aux jours froids une servitude d'un autre genre, celle d'accueillir, quand il voudrait se chauffer, le custos qui, faute de foyer, ne pouvait faire du feu chez lui.

J’en arrive enfin à la formation spirituelle. La prière naturellement avait sa place et largement dans les horaires. Chaque matin, messe à 7 heures, durant laquelle les élèves chantaient des psaumes à deux chœurs, comme avant la classe et les couchers, de façon à réciter chaque mois tout le psautier qu’ils devaient savoir par cœur. Ils participaient en outre à l'office complet de la cathédrale, y compris matines, les dimanches et fêtes, aux vêpres et complies du chapitre le samedi, aux vigiles des fêtes solennelles et des grands doubles; comme aux cérémonies, processions, prières publiques prescrites par l'archevêque. Pour la réception des sacrements, si la confession est obligatoire six fois par an, liberté totale était laissée pour les communions, selon les décisions du concile de Trente, d'après l'avis du confesseur.

La formation spirituelle et la prière demeuraient donc essentiellement liturgiques. Pas de lecture spirituelle au sens actuel du mot, seulement lecture de la Sainte Écriture durant toute la durée des repas. Pas de méditation, d'examen particulier, ni de visite au Saint-Sacrement. Au XVIIe siècle seulement, avec Saint Vincent de Paul, Saint Jean Eudes, l'Oratoire, Monsieur 0lier, sans qu'on sacrifie pour autant la liturgie, la vie spirituelle des séminaristes se nourrira de la grande doctrine de l'école française du Bérullisme et se fondera sur la pratique de l’oraison. Plus tard encore M. Tronson, célèbre auteur des Examens particuliers, introduira à Saint-Sulpice des éléments de la spiritualité ignatienne et ses fameuses réglementations. Ainsi, progressivement, au prix de longs tâtonnements et de beaucoup de patience, se préciseront et se compléteront les méthodes de formation spirituelle.

* * *

En 1564, au séminaire de Reims, il s'agissait d'un premier essai entrepris pour donner forme à une institution qui était une véritable innovation. Que ce premier essai n'ait pas réalisé la perfection, on ne peut s'en étonner. D'ailleurs, s’il faut toujours viser l'idéal, jamais on ne doit se flatter de l'avoir définitivement atteint. D'autre part, les séminaires qui doivent rester une œuvre vivante sont soumis aux lois de la vie qui est adaptation, mouvement. Chaque époque a son style, chaque époque a ses problèmes de tout ordre qui ne sont pas uniquement d'ordre psychologique. Si la fin demeure la même, celle qu'a fixé M. 0lier, « primarius et ultimus finis vivere summe Deo in Christo Jesu, vivre profondément de Dieu dans le Christ Jésus », il importe de ne pas l'identifier avec la totalité des moyens, dont certains pourront se scléroser avec le temps.

Œuvre vivante, ai-je plusieurs fois répété. C'est pourquoi j'ai tenté de réanimer les trop rares documents qui nous ont été conservés sur la maison du Barbâtre fondée en 1564. « L'histoire, a dit Michelet, est une résurrection ». À force d'érudition, on l'oublie parfois aujourd'hui.

Mais comme toute résurrection tient du miracle et comme je ne prétend nullement au titre de thaumaturge, je ne vous en suis que plus reconnaissant de l'attention que vous avez bien voulu me prêter. Les Rémois je le sais, ne se livrent pas volontiers aux démonstrations d'enthousiasme, traditionnelles dans les pays méridionaux. Mais il savent écouter ; je dirai même, ils n'en écoutent que mieux.

J'ai voulu également rendre l'hommage qu'il mérite à celui que vous appelez encore tout simplement à Reims « le cardinal ». Si l'historien du Concile de Trente, Pallavicini, a pu écrire que le décret « adulescentium ætas » sur l'institution des séminaires était son œuvre la plus importante, on peut dire exactement la même chose de celui qui chez nous fonda le tout premier de ceux-ci. C'est son plus éclatant titre de gloire, non seulement dans l'histoire de notre diocèse, mais aussi dans l'histoire de l’Église.

Quand vous irez assister à la messe dans l'arrière-chœur de la cathédrale, devant l'autel sous lequel il repose et qui porte son nom, « l'autel du cardinal », comme vous dites, ne manquez pas de vous en souvenir. Pour lui, tout l'avenir de son diocèse reposait sur la formation de ses futurs prêtres. Aujourd'hui heureusement, il ne s'agit plus de réforme comme au XVIe siècle, mais selon le mot du bon pape Jean, il s'agit de mise à jour. La direction des séminaires, petits ou grands, fut toujours très délicate. Ce que les historiens actuels désignent savamment par le mot de « conjoncture » ne la rend pas plus facile aujourd’hui. Ceux qui se dévouent à cette œuvre vivante et vitale ont besoin d'être soutenus par votre compréhension, votre sympathie, votre concours matériel et moral, vos prières, comme ceux qui travaillent à l’œuvre des vocations pour assurer le recrutement du clergé diocésain. Mais je ne voudrais pas conclure par un sermon cette conférence que, Mgr l'Archevêque m'a fait l'honneur de me demander. Le susdit sermon serait d'ailleurs superflu, car, comme il arrive souvent, il prêcherait des convertis.

Jean LEFLON


[1] Conférence donnée à Reims le 30 novembre 1964 par Monseigneur Leflon, pour le IVe Centenaire de la fondation du Séminaire de Reims.

[2] Il s'agit du bienheureux Dom Frei Barthélemy des Martyrs, archevêque de Braga, au Portugal.

Pour toute demande de renseignements, pour tout témoignage ou toute suggestion,
veuillez adresser vos courriers à
 :